Le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed (à gauche) et le président érythréen Isaias Afwerki, à Asmara le 8 juillet. Captude d’écran de la télévision publique érythréenne. / AP

Editorial du « Monde ». Ce que nul n’avait pu concevoir en vingt ans, le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, s’efforce de le réaliser en un temps record : non seulement faire la paix avec l’Erythrée voisine et s’employer à effacer des décennies de conflit, mais même parler d’amour entre les deux pays. Dimanche 8 juillet, lors d’un voyage à dimension historique dans la capitale érythréenne, Asmara, il a renoué les relations diplomatiques, promis la fin de la frontière entre les deux pays – leur différend le plus épineux –, rétabli la libre circulation des personnes. Et promis des torrents d’affection.

L’Erythrée, en tant qu’Etat souverain, n’existait que depuis cinq ans, lorsque la guerre avec l’Ethiopie, à laquelle elle était rattachée depuis le début des années 1950, a éclaté, en mai 1998. Les dirigeants de ces deux nations voisines, aux liens si forts, avaient lentement glissé vers ce conflit, allumé finalement par un incident frontalier mineur, avant de se muer en affrontements rappelant la première guerre mondiale en Europe, avec ses tranchées, ses charges, sa violence extrême. Les Erythréens d’Ethiopie avaient été déportés en bus et spoliés de tous leurs biens.

Un électrochoc bienvenu

Après deux ans de batailles, un accord de paix avait été signé, mais jamais appliqué totalement. Comme si l’histoire du XXe siècle s’obstinait à balbutier dans la Corne de l’Afrique, les deux voisins antagonistes étaient ensuite passés à une période de guerre froide. Il a fallu l’arrivée au pouvoir, en février, d’Abiy Ahmed, pour mettre fin à cette glaciation. Dans son approche, il y a quelque chose de Mikhaïl Gorbatchev, avec le risque de voir le processus déraper, voire menacer, l’unité de l’Ethiopie. Mais son style a aussi des accents à la John Fitzgerald Kennedy. A Asmara, Abiy Ahmed a parlé d’amour, comme un remède aux blocages géopolitiques.

Cet électrochoc est bienvenu. Car le premier ministre est en train de susciter un changement dans cette partie de l’Afrique qui dépasse le cadre de l’Ethiopie et qui, s’il est mené à bien, devrait débloquer le potentiel de toute une région, dans laquelle l’influence des pays du Golfe – Emirats arabes unis et Arabie saoudite en tête – n’a cessé de s’intensifier.

Des conséquences encore imprévisibles

Habituellement, les influences extérieures ont un effet dévastateur sur les régions fragiles et instables. Sur la façade orientale de l’Afrique, au contraire, c’est un travail de consolidation régionale qui semble à l’œuvre. L’apaisement des tensions entre Ethiopie et Erythrée implique, en effet, leurs voisins et alliés : les Emirats arabes unis, l’Arabie saoudite, les Etats-Unis et, en arrière-plan, Israël.

Le calcul est-il à courte vue ? Cette politique de sphères d’influence risque-t-elle de faire naître un foyer de tensions avec la Chine, qui a ouvert une base militaire à Djibouti, pays à la fois frontalier de l’Ethiopie et de l’Erythrée, et développe dans la zone un segment de sa « nouvelle route de la soie » ? Les conséquences du processus en cours sont encore imprévisibles.

Mais il fallait bousculer l’état d’instabilité qui menaçait aussi, à court terme, l’existence même de l’Ethiopie. Sans doute Abiy Ahmed a-t-il conscience des risques encourus. C’est la raison pour laquelle il a adopté ce style émotionnel, humain, décontracté, qui sert ses objectifs jusqu’à présent. Il faudra certainement plus que des déclarations d’amour ou des selfies pour faire la paix dans la région. C’est cependant un début, prometteur et salutaire.