Echappé avec deux autres coureurs dès les premières minutes de la course, Sylvain Chavanel a ensuite roulé seul en tête dimanche 8 juillet, avant d’être rattrapé à quelques kilomètres de l’arrivée au sprint. / STEPHANE MAHE/REUTERS

CHRONIQUE. Pourquoi des coureurs continuent-ils de s’échiner à aller dans les échappées matinales lors des étapes de plaine, alors que tout le monde sait bien que ces offensives sont vouées à l’échec ? Il y a bien sûr une raison triviale, bassement matérielle : le cycliste est un homme-sandwich. En se portant à l’avant dès le départ, il s’assure, à lui-même ainsi qu’à son équipe, une visibilité internationale pendant de nombreuses heures. Cette raison ne doit pas être sous-estimée.

Mais elle ne suffit pas à expliquer les téméraires velléités offensives des fugueurs de la première heure. Car ces derniers, au fond d’eux-mêmes, se disent aussi : « Et si jamais Si jamais aujourd’hui l’échappée allait au bout ? Si jamais aujourd’hui était l’exception qui confirme la règle ? »

Le cycliste fugitif n’est pas un poulet

Le schéma d’une étape de plaine est généralement connu à l’avance. Deux ou trois coureurs s’échappent dès le départ. Le peloton laisse alors pisser (au propre comme au figuré). Puis les équipes de sprinteurs se mettent en route, gérant confortablement l’écart, avant d’accélérer dans le final afin de rejoindre les hommes de tête dans les derniers kilomètres. Place alors aux finisseurs. Scénario classique, tellement classique qu’on lui donnerait facilement valeur de loi universelle. Erreur de jugement, nous dit Hume ! Ce serait faire là mauvais usage du principe de l’induction. Ce serait conclure à une vérité éternelle d’une répétition sérielle de cas particuliers.

« Le soleil ne se lèvera pas demain. » La formule du philosophe britannique est célèbre. Que signifie-t-elle ? Que nous ne pouvons pas décider avec certitude de la survenue d’un événement à partir des occurrences passées de ce même événement, quand bien même la situation se répète à l’identique depuis très longtemps. Tous les matins, le soleil se lève. Cela prouve-t-il scientifiquement qu’il se lèvera demain ? Certainement pas ; cela indique juste une forte probabilité qu’il se lève. Mais il n’est pas impossible qu’il ne se lève pas.

Le schéma d’une étape de plaine est généralement connu à l’avance. Erreur de jugement, nous dit Hume ! Ce serait faire là mauvais usage du principe de l’induction

Et d’ailleurs, un jour, il ne se lèvera pas (dans environ quatre milliards et demi d’années, semble-t-il, pas d’inquiétude). Ce jour, nous découvrirons que ce que nous croyions être une vérité éternelle n’était en fait qu’une généralité trompeuse. Comme le dit avec humour Russell, un autre philosophe britannique : « L’homme qui a nourri le poulet tous les jours de sa vie finit par lui tordre le coup, montrant par là qu’il eût été bien utile au poulet d’avoir une vision plus subtile de l’uniformité de la nature. »

Le cycliste fugitif, l’attaquant de la première heure, n’est pas un poulet. Habité de philosophie humienne (parfois à son insu), il se persuade que son échappée sera la bonne, celle qui prouvera les limites du principe de l’induction. Certes, tous les jours, les fuyards se font avaler dans les derniers kilomètres par le peloton, mais sait-on jamais ? Le soleil ne se lèvera pas demain ; le peloton ne reviendra pas aujourd’hui !

Ferai-je ces jours-ci partie de ces audacieux humiens ? Me lancerai-je à l’abordage dès le drapeau baissé ? N’en déplaise à Hume, je crois bien sur ce point préférer la prudence, en adoptant une attitude plus pragmatique : le calcul risque d’échec/probabilités de réussite m’incite à préserver mes forces pour plus tard… Car la montagne s’élèvera demain !

Guillaume Martin (Wanty-Groupe Gobert), coureur cycliste, est actuellement 87e au classement général du Tour de France.