Les supporteurs de l’équipe de France ont inondé les Champs-Elysées, après la victoire des Bleus, mardi soir. / MARC CHAUMEIL POUR LE MONDE

Il faudrait pouvoir un jour, à l’aide d’un outil statistique à inventer, évaluer le nombre de personnes qui célèbrent ensemble, dans un même pays, la victoire de l’équipe nationale de football après un match important.

Combien en aurions-nous compté, dans la nuit du mardi 10 au mercredi 11 juillet, après la victoire des Bleus (1-0) sur la Belgique en demi-finale de la Coupe du monde ? Combien de drapeaux tricolores tenus à bout de bras, de Marseillaise chantées à tue-tête, de coups de klaxon donnés farouchement aurait-on recensé au petit matin ?

Partout sur le territoire, de Bray-Dunes (Nord) à Lamanère (Pyrénées-Orientales), de Lauterbourg (Bas-Rhin) à Plouarzel (Finistère) – les points extrêmes de la France métropolitaine continentale – de Bruère-Allichamps (Cher), le centre géographique du pays, à Bonifacio (Corse-du-Sud), de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) à Papeete (Tahiti), partout les mêmes scènes de liesse se sont reproduites, ranimant la flamme de la communion qui avait suivi la victoire de l’équipe de France emmenée par Didier Deschamps (déjà) à la Coupe du monde 1998.

A l’époque, un slogan avait fait fureur dans les médias : la France « black-blanc-beur ». Celui-ci fait son grand retour, comme à Marseille où les supporteurs survoltés arrêtent les voitures, quand ils n’inondent pas de fumigènes l’espace public où des écrans géants ont été installés. « Tactiquement, c’était du solide. Cela avait une saveur de 98, même si je n’avais que 8 ans. Il n’y a que deux Français de souche [davantage en fait] dans l’équipe : cette victoire, c’est la preuve que la France black-blanc-beur a toujours existé, il fallait juste le rappeler », s’enthousiasme Faha Moussa, 28 ans, venu regarder le match avec quatre amis.

« C’est magique de voir ça »

Une proportion indéfinie des fans, mais importante à l’évidence, était trop jeune pour avoir vibré, il y a vingt ans, devant les exploits de Zidane, Thuram et les autres. « On poursuit ce que nos parents ont vécu », confie Chloé, 24 ans, à la terrasse de l’Espace Carnot, à Lyon, où le match était retransmis.

Le bar Downtown café, dans le 11ème arrondissement, a vibré au rythme des chants de supporteurs tels que « Qui ne saute pas n’est pas Français ». / JULIEN PEBREL / MYOP POUR LE MONDE

La foule est maintenant sortie des bars et des immeubles pour se déverser dans les rues. Plus excitée qu’en 1998, peut-être moins familiale, un peu moins bon enfant. Moins « mêlée », également, aux jeunes gens des quartiers périphériques. On marche vite, radieux, téléphone portable à bout de bras pour immortaliser la scène. Une grappe humaine s’accroche à la fontaine de Bartholdi, place des Terreaux, en agitant des drapeaux : avec ses chevaux déchaînés, elle ressemble à un tableau de Delacroix.

A Nantes aussi, le « grimpé de statues » fait fureur, comme de coutume en cas de grand événement. On entreprend également d’escalader les bus de passage, pavoisés aux couleurs du drapeau français. Maxime et Capucine, 17 ans, n’étaient pas nés en 1998. « Les gens heureux, cette communion, les cris de joie, les klaxons, tout ce monde dans les rues… On en avait entendu parler, mais on ne connaissait pas », expliquent-ils d’une même voix. « C’est magique de voir ça. Après ce que nous avons vécu ici ces derniers jours, cela fait du bien », soupire de son côté Virginie, en évoquant le drame qui a plongé la ville dans la colère et la tristesse : la mort d’un jeune homme de 22 ans, tué par un tir policier, le 3 juillet.

Dans le quartier du Breil, où la tragédie a eu lieu, provoquant plusieurs nuits d’échauffourées, les amis de la victime n’ont rien oublié, mais cette victoire, « c’est un comme une respiration », indique Laurent. Aucun écran géant n’avait été installé ici, ni nulle part dans le centre-ville de Nantes, « par sécurité ». Tous les bars avaient en revanche allumé un ou plusieurs téléviseurs.

Un important dispositif de sécurité avait aussi été déployé à Paris sur les Champs-Elysées. Six cars de CRS bloquaient aux voitures l’accès à la célèbre avenue, traditionnel point de convergence des joies et des épanchements. Des prises de risque également : là un garçon à peine majeur se faufile sur un scooter entre les piétons, torse nu et sans casque, un passager du même âge debout sur ses épaules ; ici, six jeunes hommes sont assis sur le toit d’une Renault Clio en mouvement ; plus loin, une dizaine de personnes sautent sur le toit d’un abribus brinquebalant, fumigène rouge en main.

« Liberté, égalité, Mbappé »

« Le foot, ça rassemble beaucoup de gens qui n’ont rien à voir, on met plein de choses de côté, ça transcende tout », souligne Rémy Morisot, 30 ans, venu avec son pote Pierre. « Trouvez un autre sport où c’est comme ça : cela n’existe pas. Il n’y a que le foot pour créer un tel bordel », dit ce dernier en arborant un maillot gris floqué de la devise nationale détournée : « Liberté, égalité, Mbappé ».

A Bondy (Seine-Saint-Denis), justement, ville d’origine de l’attaquant des Bleus, deux lieux ont été aménagés pour regarder le match : le palais des sports et la salle des fêtes de l’hôtel de ville où une nouvelle banderole a été accrochée pour l’occasion : « Merci Kylian, tous les Bondynois sont avec toi. » Plusieurs habitants de la ville se sont spontanément portés bénévoles pour encadrer la soirée. Ainsi Aminata Sylla, 21 ans, animatrice en centre de loisirs, à qui l’on demande ce qui lie les Bondynois aujourd’hui : « Kylian, répond-elle tout de go. On est nombreux à le connaître personnellement, il nous réunit. Et surtout, il motive les jeunes, il les pousse à réussir. Cela fait plaisir qu’on sorte un peu des préjugés sur notre ville. »

Une centaine de Bondynois se sont rassemblés dans la salle des fête pour suivre la retransmission de la demi-finale. / RAFAEL YAGHOBZADEH POUR LE MONDE

Loin de Bondy et de Paris, dans le même temps ce soir-là, une ferveur finalement assez semblable, malgré la différence de contexte, s’est répandue entre les tables du bar-restaurant-épicerie-dépôt de pain de Fontain (Doubs), un village de 1 022 âmes juché à 420 mètres d’altitude.

Depuis la terrasse du seul commerce du hameau, la vue est imprenable sur les vaches montbéliardes qui paissent dans les prairies alentour, mais c’est bel et bien France-Belgique que les clients de l’établissement sont venus regarder. José Raudin, le patron, a consacré « plus de six heures à installer la décoration ». Il confectionnera 80 pizzas durant toute la soirée. Une caisse remplie de drapeaux, de fausses moustaches et autres gadgets est mise à disposition de ceux qui sont arrivés sans signe distinctif de patriotisme.

L’importance accordée à ce qui se déroule sur la pelouse du stade Krestovski de Saint-Pétersbourg – une place en finale du Mondial – libère jusqu’aux plus pudiques des présents. Laurence Dutel, une enseignante de Besançon, « pas footeuse » pour un sou, s’étonne elle-même de porter un maillot des Bleus sur le dos : « Je l’ai acheté aujourd’hui. C’est la première fois que j’en mets un. » Au coup de sifflet final, elle agite un pouce de la victoire triomphant : « Si mes élèves me voyaient comme ça… », s’en amuse-t-elle.

Chez « Gladoux », nom de l’enseigne ouverte il y a presque un siècle, l’euphorie est maintenant contagieuse : on s’embrasse, on se donne des accolades. On se dit aussi « à dimanche prochain », pour la finale.

La verve patriotique

Dimanche 15 juillet, Emmanuel Macron fera à nouveau le déplacement en Russie pour soutenir les Bleus. En chute dans les sondages de popularité, le président de la République ne s’est probablement pas fait que des amis en se montrant aux côtés du roi des Belges, Philippe, et du président de la Fédération internationale de football (FIFA), Gianni Infantino.

Retour à Marseille, où football et politique entretiennent une vieille histoire commune. Dans les bars du quartier d’Endoume, la victoire n’était espérée que tièdement avant le match, par peur qu’elle ne fasse regrimper la cote du chef de l’Etat. Alex Tabakov, 54 ans, et Alain Laurent, 53 ans, sont accoudés au zinc du bar de l’Avenir. « Si on gagne, ça va encore profiter à Macron. A chaque victoire, c’est la même chose. Chirac en a bien profité en 1998, et on a bien mangé des pommes », se souvient Alex Tabakov.

A Notre-Dame-du-Mont, fief de Jean-Luc Mélenchon, qui présentait ici même, il y a une semaine, les candidats insoumis pour les élections européennes de mai 2019, un arrière-goût politique émanait également du match. Emmanuel Macron, à chaque apparition sur les écrans géants, était sifflé par les foules agglutinées dans les bars. Même après l’unique but des Bleus, le public s’est arrêté d’applaudir pour huer le président.

Le peuple n’a pas boudé son plaisir néanmoins dans la ville la plus « foot » de l’Hexagone où, comme ailleurs, aucun incident notable n’est venu entacher la soirée. L’alcool a malgré tout beaucoup coulé sur la voie publique. Des tapis de cannettes jonchaient littéralement certains trottoirs de la cité phocéenne, avant l’intervention nocturne des services de nettoyage de la ville. « Les gens viennent pour les écrans, mais consomment des bières achetées à la supérette », se désolait à moitié Alaa Sarag, le gérant du bar le Nouryad, dans le 6e arrondissement. Pas rancunier, le patron a aspergé la foule au champagne à deux reprises : après le but de Samuel Umtiti et au coup de sifflet final. « C’est si beau de voir tant de monde sautant de joie sur ma terrasse, je m’en fous du reste. »

Elancourt, dans les Yvelines, n’avait rien à envier à l’ambiance parisienne, avec ses pétards et fumigènes nombreux. / MARC CHAUMEIL POUR LE MONDE

La France sera à nouveau devant sa télévision, dimanche, pour la finale contre le vainqueur du match Angleterre-Croatie. Le fait que la rencontre ait lieu un jour non travaillé devrait rassembler encore plus de personnes. Le pays sera en partie à l’arrêt, sauf dans les endroits où une activité « concurrente » tentera de faire entendre sa différence, comme le festival d’Avignon, qui a commencé le 6 juillet.

Mardi, le monde se divisait en deux dans la cité des Papes. D’un côté, les footeux : majoritairement des jeunes de banlieue, descendus en masse dans les fanzones avant de parcourir les ruelles à moto au coup de sifflet final. De l’autre, les « théâtreux », dont l’immense majorité ne consent qu’à demi-mot à sacrifier à la verve patriotique qui semble s’être emparée de la ville.

La Coupe du monde n’a pas sensiblement baissé la fréquentation des salles du off cependant. Et le in n’a annulé aucun spectacle. Tout juste se surprit-on à voir quelques spectateurs ravis que le spectacle de Robin Renucci se soit terminé avant… le but français. Quant à l’humoriste belge Bruno Coppens, qui a annulé son spectacle, Loverbooké, au théâtre Episcène, à 20 heures le soir du match, et qui promettait en cas de victoire de son pays, toutes les places gratuites le lendemain, il en sera pour son enthousiasme : demain, on paye !