Mille et une vies, trente-six mille peaux, autant de costumes, de voix, de langues… En contemplant le danseur, chorégraphe et chanteur François Chaignaud dans le spectacle Romances Inciertos, un autre Orlando, conçu en collaboration avec Nino Laisné, on se surprend à rêver sur les multiples transformations d’un artiste au profil mouvant, à l’identité insaisissable, dont les mues successives ouvrent la route à une cohorte de figures incroyables. Une collection d’identités comme autant d’avatars merveilleux cousus au petit point sur le dos d’un vestiaire phénoménal.

On se souvient de son apparition les cheveux au vent, en string et truc à plumes dans (M)imosa (2011), de son costume d’idole mirifique dans le solo Dumy Moyi (2013), inspiré par les rituels du Theyyam, en Inde. On fantasme sur les créatures futures que cet explorateur et découvreur révèlera, se téléportant à travers les époques et les cultures. Dans Romances Inciertos, un autre Orlando, récital en trois tableaux salué avec enthousiasme par le public, il endosse les costumes de la Doncella Guerrera, une jeune fille partie à la guerre sous l’armure d’un homme au Moyen-Age, puis de San Miguel, l’archange sensuel vainqueur du dragon, enfin de la Tarara, gitane andalouse androgyne qui a inspiré des chansons populaires dont Lorca a écrit une version. Chaque personnage illustre un genre flou, fluide comme on dit aujourd’hui, une androgynie que savoure Chaignaud, lourdement maquillé jusqu’au bout de ses longs ongles manucurés. Il incarne ce nouvel Orlando, personnage mutant créé par Virginia Woolf, qui rassemble cette « fratrie » convoquée sur scène.

François Chaignaud fait évidemment plus que se travestir et parader dans un apparat inspiré, entre autres, par les rituels religieux sévillans. Il danse et chante en espagnol – pas de sur-titrage malheureusement mais quelques infos dans le programme –, accompagné par quatre musiciens (théorbe, bandonéon, viole de gambe, percussions), posés en demi-couronne autour de lui. Leur répertoire déroule des chansons populaires ou traditionnelles, plus ou moins oubliées, composées pour la majeure partie de mélodies des XVIe et XVIIe siècles, que Nino Laisné, expert en traditions musicales hispaniques, a retravaillé, tressant les styles et nouant les genres, entre baroque, folklore, sacré…

Désir d’ivresse et d’extase

Romances Inciertos, un autre Orlando joue sur les zones de trouble, d’incertitude, de vertige, que Chaignaud cultive depuis ses débuts en 2005. Pour chaque personnage, il a huilé, comme à son habitude, des engrenages de pas virevoltants, de pirouettes, de cabrioles, véritables tremplins pour la transe et le débordement. Juché sur échasses ou sur pointes – on sait combien Chaignaud aime déplacer l’anatomie et le centre de gravité du corps –, il se hisse sur de nouveaux pics tel un héron exotique. Et réalise l’exploit, à la renverse ou en bondissant, de pousser le son, dégringolant vocalement du grenier à la cave, féminin et masculin entortillés dans un même désir d’ivresse et d’extase.

Devant deux toiles champêtres, ce récital et concert dansé qu’est Romances Inciertos, un autre Orlando, est très représentatif de Chaignaud qui revendique de « se faire pénétrer au sens métaphorique par des cultures, des influences… ». Depuis la création de sa compagnie Vlovajob Pru en 2005, en complicité avec Cecilia Bengolea, il a sans cesse négocié avec les frontières de la danse et du corps. Il se plantait un godemiché pour « rompre avec le consensus qui a malgré tout préservé l’anus de la chorégraphie » dans Pâquerette (2005), nageait dans les airs pour Castor et Pollux (2010), se glissait dans une poche en latex sous vide pour Sylphides (2009). Il avale aussi en vorace toutes les danses, classique, contemporaine, hip-hop, twerk… pour secouer la capsule d’un métissage sans hiérarchie. Il est également auteur de L’Affaire Berger-Levrault : le féminisme à l’épreuve (1898-1905).

Lire la critique d’un spectacle du tandem Bengolea-Chaignaud : Savez-vous danser le twerk ?

Romances Inciertos, un autre Orlando, de François Chaignaud et Nino Laisné. Festival d’Avignon, Cloître des Célestins. Jusqu’au 14 juillet. Tél. : 04-90-14-14-60. www.festival-avignon.com

Puis en tournée : le 9 novembre, à Montpellier Danse ; le 1er décembre, à Brest ; les 4 et 5 décembre, à Annecy ; du 12 au 15 décembre, à Lausanne.