Une Ethiopienne prépare des injera, des galettes traditionnelles réalisées avec de la farine de teff. / Radu Sigheti / REUTERS

L’une des plus petites graines du monde fait parler d’elle jusqu’en Europe, se retrouvant au cœur d’une bataille opposant l’Etat éthiopien à des entrepreneurs néerlandais. Si l’on en croit l’Office européen des brevets (OEB), la farine de teff, céréale cultivée depuis plus de trois mille ans en Ethiopie et utilisée dans la préparation de l’injera, galette à la base de la cuisine nationale, aurait été « inventée » aux Pays-Bas par un certain Jans Roosjen il y a seulement onze ans.

Accordé en 2007 à sa société, Health and Performance Food International (HPFI), le brevet couvre le procédé de fabrication de la farine et de tout produit dérivé « non traditionnel », ce qui a eu pour conséquence de bloquer les exportations de l’Ethiopie vers cinq pays européens.

Reconnu aux Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni et en Autriche, ce brevet a abouti à la confiscation pour Addis-Abeba de ce qui pourrait devenir un débouché économique substantiel. Mais l’Ethiopie entend bien récupérer le contrôle de cette semence endémique : le 15 mai, le procureur général d’Addis-Abeba a reçu l’aval du gouvernement pour lancer plusieurs procédures judiciaires dès la rentrée.

L’enjeu est de taille puisque la graine, riche en fibres et en minéraux, naturellement dépourvue de gluten, représente un potentiel d’exportation prometteur au vu de l’engouement de l’Europe et des Etats-Unis pour les produits « gluten free », dont le marché mondial pourrait atteindre 3 milliards d’euros à l’horizon 2020.

Modèle de partage

C’est justement ce marché alléchant qui avait attiré au début des années 2000 Jans Roosjen et son associé Hans Turkensteen, directeurs de HPFI, entreprise de recherche fondée en 2004 pour développer toute une gamme de produits à base de farine teff en Occident.

Tout avait pourtant bien commencé. En 2005, l’entreprise signe un accord avec Addis-Abeba : en échange de l’accès privilégié à diverses variétés de graines pour produire des aliments et boissons non traditionnels, elle s’engage à partager les bénéfices de ses ventes et les fruits de ses recherches sur le teff avec ses partenaires africains, et à contribuer à un fonds de développement dédié aux petits producteurs éthiopiens. Les signataires du côté éthiopien : l’Institut éthiopien de conservation de la biodiversité et l’Organisation éthiopienne de recherche agricole.

La coopération néerlando-éthiopienne se passe relativement bien malgré la découverte par Addis-Abeba de la demande de brevet déposée par HPFI en 2003, parallèlement aux négociations que les autorités éthiopiennes menaient avec l’entreprise en vue de l’accord de coopération. L’association est louée à l’international comme un modèle de partage des avantages permettant à l’Ethiopie de valoriser ses ressources naturelles, et des cultures de teff voient le jour en Europe et aux Etats-Unis sous l’impulsion de la firme néerlandaise.

Mais, en 2009, HPFI fait brusquement faillite, entraînant l’accord de 2005 dans sa chute. Ses directeurs auraient alors transféré leur activité sur de nouvelles entreprises d’exportation de teff fondées peu de temps avant la faillite. C’est ce que révèle l’enquête de l’institut norvégien Fridtjof Nansen menée durant deux ans par les chercheuses Regine Andersen et Tone Winge et publiée en 2012. Selon leur rapport, l’Ethiopie n’aura reçu que 4 000 euros de bénéfices sur cinq ans de coopération. Et, surtout, les entrepreneurs néerlandais restent titulaires du brevet, racheté pour 60 000 euros l’année précédente.

« L’Ethiopie s’est retrouvée écartée, empêchée d’utiliser ses propres ressources génétiques de teff dans plusieurs pays européens », écrit dans un rapport la chercheuse Regine Andersen

« L’Ethiopie ne peut plus accéder au marché européen à cause de ce brevet injustement accordé, explique Beka Melkamu, spécialiste éthiopien en droit économique international. Le brevet est tellement large qu’il rend la vente de teff impossible sous quasiment toutes ses formes. »

« Biopiraterie »

Pour Regine Andersen, il s’agit d’un cas de « biopiraterie » pur et simple : « L’Ethiopie s’est retrouvée écartée, empêchée d’utiliser ses propres ressources génétiques de teff dans plusieurs pays européens, mais aussi de bénéficier de leur exploitation », écrit-elle dans le rapport.

Hans Turkensteen et Jans Roosjen justifient leur action en arguant que l’obtention du brevet était nécessaire pour protéger leurs investissements. Ils dirigent aujourd’hui l’entreprise Prograin, qui produit et exporte de la farine de teff en jouissant d’un quasi-monopole. Contactés par Le Monde Afrique, ils ont refusé « de commenter cette affaire ».

Face au blocage de la situation, les autorités éthiopiennes ont tenté, début 2018, de mener des négociations avec les entrepreneurs, sans succès. Le procureur général d’Addis-Abeba, saisi par l’Etat, a donc fait appel au cabinet d’avocats Addis Law Group, afin de faire valoir ses droits sur cette culture ancestrale.

Ermias Yemanebirhan, directeur général de l’Office éthiopien de la propriété intellectuelle, explique que le brevet sera contesté devant les juridictions des cinq pays européens où il est reconnu, et les autorités envisagent également un recours auprès de la cour d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale.

Mais cette affaire n’est pas qu’une question d’argent et d’exportation. « Le teff n’est pas une culture ordinaire pour les Ethiopiens, tient à souligner Ermias Yemanebirhan. C’est un marqueur d’identité aussi ancien que le pays lui-même. » Le gouvernement se dit prêt à tout pour faire valoir son droit. La bataille risque d’être ardue.