Que reste-t-il de la Perle des Lagunes de l’après-guerre ? Abidjan abritait alors 48 000 personnes, une petite ville au regard de Dakar, la capitale fédérale de l’Afrique occidentale française. Le génie entrepreneurial du président Félix Houphouët-Boigny, le pari fait sur l’agriculture et le boom du cacao, mais aussi les années de crise qui ont suivi la mort du « Vieux », ont bouleversé les hiérarchies. Pour autant qu’une estimation ait un sens alors que neuf années de conflit et plus encore de tensions régionales et sociales ont compromis la tenue de tout recensement, les officiels lui donnent aujourd’hui cent fois plus d’habitants. Ils sont peut-être loin du compte. Il n’empêche ! D’une part réceptacle de toutes les eaux usées, la lagune n’a plus rien de l’écrin d’une perle. De l’autre, la petite ville est devenue métropole, un objet mutant qui s’invente par la force des choses en se transformant radicalement. La Perle des Lagunes n’est plus qu’un souvenir.

Le Plateau, tout en béton et verre

Entouré d’eau sur trois côtés, le quartier du Plateau donne toujours l’illusion d’un centre. Depuis Treichville, de l’autre côté de la lagune, son profil a fière allure, un petit Manhattan sous les tropiques. Les tours hébergent les grandes entreprises, les banques, les hôtels, les bureaux des ministères et, parmi les stars, la Banque africaine de développement et l’inévitable Caistab du Conseil Café-Cacao.

Comme dans tant d’autres centres d’affaires, les résidents sont rares. Tandis que le soir ferme les boutiques, libère les trottoirs et vide les rues, les chauves-souris affolent les quelques grands arbres résiduels en de bruyantes sarabandes, animatrices esseulées d’un quartier déserté. Mais les journées sont-elles pour autant prospères ? La réplétion chronique des lieux de stationnement décourage les automobilistes, dans une ville où la voiture est reine ; celle des bas-côtés rebute les piétons. Beaucoup de commerces durent peu, laissent vite la place à d’autres. Un halo démodé plane sur le quartier, même si les années fastes, pas si anciennes que cela, ont imposé le modernisme de béton et de verre au détriment du patrimoine colonial.

Le quartier d’affaires du Plateau vu depuis Treichville, à Abidjan, en 2016. / ISSOUF SANOGO / AFP

Plusieurs gratte-ciel attendent leur réhabilitation ; la Pyramide, véritable repère urbain, végète depuis son incendie ; l’orgueilleuse tour Postel aux vingt-quatre étages a failli s’écrouler, privant Abidjan de ses reflets violacés. Seuls quelques symboles de l’État et l’immense voilure à haubans de la cathédrale, magnifique sanctuaire arrimé à un quartier inhabité, apportent un peu d’âme et de beauté à un Plateau à la fois trop et trop peu fonctionnel.

La ville a laissé la place à la métropole, le Plateau aux galeries commerciales de la périphérie, le cœur urbain au réseau d’autoroutes et de grands boulevards percés après coup dans les lanières sous-occupées du tissu urbain. Les délaissés qui séparaient les quartiers entre eux, les bas-fonds inconstructibles et le rivage est du Plateau canalisent désormais les flots automobiles en direction des trois ponts, toujours insuffisants, qui permettent d’assembler un puzzle lagunaire malaisé aux rivages tourmentés. L’immense trèfle bétonné qui débouche du pont à péage survole le quartier de Marcory, plongeant ensuite dans les affres de la circulation urbaine. Tout se passe comme si le réseau autoroutier était devenu le véritable centre de la métropole, système d’artères reliant les points forts de celle-ci à l’ensemble des quartiers résidentiels, branchés en grappes sur les échangeurs de ce même réseau.

Thromboses récurrentes

Aéroport, zones industrielles, campus universitaires, centres commerciaux et de services, pôle tertiaire du Plateau, ambassades et grands hôtels, forêt du Banco pour les loisirs ; la liste est longue de ces enjeux majeurs dont la connexion fait la métropole. Mention spéciale à la Zone 4. La crise a propulsé sur le devant de la scène urbaine ce quartier au nom poétique. Zone industrielle mitée par les résidences et les malls de luxe, et les services de haut niveau, elle a séduit le petit monde aisé des résidents étrangers, libanais et européens en tête, désireux de l’accès le plus rapide possible à l’aéroport en cas de troubles. Une belle illustration du « vivre ensemble » dans la métropole-réseau…

Un tel dispositif, mis en place par la magie des exportations agricoles des années Houphouët, n’exonère pas Abidjan de thromboses récurrentes. A Cocody, la rue est rouge et jaune, rouge des taxis habilités à desservir la métropole, jaune de leurs modestes frères cantonnés à la commune, le chromatisme municipal changeant d’une commune à l’autre. Les bus urbains sont une espèce en voie de disparition, à la fois improbables et bondés quand un de leurs congénères se présente. Et si les grosses berlines tiennent comme il se doit le haut du pavé métropolitain, les camions font la loi dans les moments de crise. Se jouant comme les autres des stops et des feux rouges, ils bloquent irrémédiablement les flux et engendrent d’homériques embouteillages durant les « fins de mois », c’est-à-dire du premier au dix de chaque mois, après la paye des salaires.

Toutefois, petites malignes, les voitures officielles bénéficient d’une voie qui leur est strictement réservée sur le côté discret du Plateau, à l’arrière de l’ensemble présidentiel et à l’abri des lignes cacochymes du chemin de fer. Inadmissible de découvrir dans cette ville motorisée des îlots de résistance à l’automobile ! Le « couloir de la honte » oblige même les enseignants dépourvus de voiture à parcourir à pied la distance interdite aux taxis, séparant l’entrée de l’université de Cocody de leurs salles de cours, tandis que leurs étudiants bénéficient de bus électriques (merci Monsieur Bolloré) qu’ils ne voudraient en aucun cas partager avec eux !

Quel avenir pour le Plateau ? Le centre de la ville d’autrefois n’est plus celui de la métropole, de même que la métropole n’est plus seulement une ville. La nouvelle marina « made in Morocco », gagnée sur les rivages incertains d’une lagune polluée, lui redonnera-t-elle une raison d’être ? Elle risque de ne devenir qu’une pièce supplémentaire du Lego métropolitain. Avec Houphouët-Boigny, l’urbanisme était une affaire présidentielle. Une ville banale du monde moderne est née, tournant le dos tant à la mer qu’à la lagune. L’innovation serait de réfléchir enfin à un fonctionnement global, en partant du point de vue de ceux qui se déplacent.

Quartier-pagaille

Accrochés comme des grains de raisin à la grappe autoroutière, les quartiers d’Abidjan sont innombrables. Certains font tellement corps avec le réseau métropolitain qu’ils ont poussé directement sur les branches, comme les cabosses du cacaoyer, comme le quartier commerçant d’Adjamé sur la gare routière. Immortalisée par un film célèbre d’Henri Duparc, l’avenue Princesse rassemblait boîtes de nuit et bars à prostituées, avec des terrasses et des étals qui envahissaient la chaussée. Un lieu de loisirs nocturnes à l’échelle de la métropole. Sa destruction, dans une ville où l’on a le déguerpissement facile, causa beaucoup de tort à la commune de Yopougon, qui n’en perdit pas pour autant sa réputation de quartier-pagaille.

Blokosso (héritier d’un hypothétique blockhaus), Cocody-Village et Anono sont quelques-uns des cinquante villages ébrié, donc autochtones, qui occupaient avant l’urbanisation le site actuel d’Abidjan. Ceux-là longent la lagune qui les nourrissait autrefois, même si Cocody-Village dut quitter le Plateau et traverser la baie quand le centre de la ville n’en supporta plus la présence.

A l’époque où l’Etat était fort, le savoir-faire du président Houphouët embobina les villageois, qui acceptèrent d’abandonner leurs terres agricoles, en échange de la préservation inaliénable de six fois la surface de leur village bâti. Les immenses espaces récupérés par l’Etat permirent l’installation du quartier d’habitat social de Cocody-Pointe, de l’université de Cocody, des ambassades et de l’Hôtel Ivoire. Mais la ville n’a pas de mémoire, et les expropriations ratiboisèrent peu à peu ce que les autochtones n’avaient pas loti eux-mêmes. Heureusement, ces derniers n’étaient pas restés passifs, car on peut être à la fois un villageois et un citadin averti, conscient de la valeur du sol et habile négociateur, une longue période de formation sur le tas y ayant pourvu.

Un guerrier ébrié danse lors d’un festival dans le quartier d’Anono, à Abidjan, en 2012. / SIA KAMBOU / AFP

Pour autant, plus que des Abidjanais, on trouve ici des Ebrié d’Abidjan, attachés à leurs villages et à leurs traditions, non seulement parce que ce sont leurs traditions, mais aussi parce que ces dernières affirment leur distinction et les posent comme différents auprès des autorités et des autres citadins ; histoire de renforcer le pouvoir local de négociation. Les villages vivent intensément, jusqu’à organiser des répétitions de Jean-Sébastien Bach dans l’église protestante de Blokosso. Comme autrefois, une unique rue structure l’ensemble, à un bout une église, à l’autre le cimetière, sur les bords la chefferie et le foyer des jeunes, et de chaque côté d’étroits passages donnant accès aux cours des différents lignages matrilinéaires.

Mais le décor cache une autre réalité. Les villageois ont troqué le poisson pour la rente foncière, un damier s’est greffé sur la voie centrale, les baux à construction préservent la détention coutumière du sol, tout en assurant la constitution du capital, les vieilles maisons basses ont parfois muté en immeubles de rapport, les nouveaux notables marquent leur réussite de parvenus dans de belles villas, les locations accueillent une population allogène, les églises sont devenues multiples. Les villages ébrié comptent désormais parmi les quartiers les plus denses d’Abidjan.

Attoban, quelconque mais tranquille

Entre deux bas-fonds inhospitaliers que les ruelles devenues sentiers ne franchissent pas, la voie principale suit la crête ; il n’y a pas meilleur moyen pour éviter les frais qu’entraîne la construction de ponts. Vers le sud, le réseau métropolitain, sur lequel tous se raccordent au carrefour Riviera 2 ; dans l’autre sens, les banlieues que seuls connaissent ceux qui ont quelque chose à y faire, Angré et Abobo. Akwaba (« bienvenue ») à Attoban, quartier quelconque entre tous ! Sur la rue de crête, les flux ne tarissent jamais, garantissant l’animation, promettant la clientèle aux maquis (restaurants de rue), aux boutiques et aux multiples marchands et vendeuses, assurant le taxi à ceux qui en ont besoin, mais n’accordant à aucun passant la quiétude d’une marche paisible.

Pour ceux qui s’en lamenteraient, les ruelles offrent plus de tranquillité, sans prémunir contre l’absence de trottoirs, la boue, le déversement sur la chaussée des eaux usées, les ordures résiduelles auxquelles personne ne fait attention, les nids-de-poule gorgés par la dernière pluie et les automobilistes égarés sûrs de leur bon droit. Plusieurs lotissements privés, de maisons pourtant modestes, se protègent des nuisances de la ville par des grilles ; la seule présence de ces clôtures, même jamais fermées, semble conjurer la plupart de ces désagréments. Au centre du quartier, trônent l’église catholique et sa vaste parcelle, sans doute héritage de leur antériorité. Animation permanente assurée, à travers les cérémonies, les répétitions de la chorale et les dévotions à la grotte de Lourdes ! Les autres églises, arrivées plus tard, doivent se contenter de positions marginales, en bordure des bas-fonds.

Mais Attoban, comme tout quartier qui se respecte à Abidjan, vit d’abord par ses maquis. Ils longent la rue principale, mais tiennent également quelques points stratégiques, à l’intersection de ruelles passantes. Un maquis, c’est l’alliance d’un bar en plein air, parfois couvert d’un simple toit, et de femmes cuisinières spécialisées dans tel ou tel plat, qui installent grill et matériels sur le trottoir. Ici, les poulets, là les poissons ; à côté, les alloco (tranches de bananes plantain frites), juste après l’attiéké (farine de manioc), peut-être ensuite l’igname. « Voulez-vous un demi-poulet ? Je m’en occupe ; mais si vous souhaitez de l’alloco ou un poisson, je m’arrange avec les voisines. »

La commande est passée, vous vous installez au bar, la bière vous fera patienter, puis on vous apportera votre plat sur une assiette avec une fourchette. Les puristes mangent avec les mains. Dans le maquis, il y a plusieurs entreprises, les caisses sont séparées, mais le réseau fonctionne à merveille. Une curieuse envie d’omelette nous prit un jour. On nous désigna vaguement un ensemble d’étals et de petites boutiques, desquels aucune rangée d’œufs n’émergeait. Pas convaincus, nous posâmes la même question un peu plus loin, à une spécialiste des œufs durs ; les réponses convergeaient avec les premières. « Allez chez Diallo ! » Nous prospectâmes alors le petit groupe de boutiques. Aucune affiche n’identifiait Diallo. Mais, derrière un comptoir, il y avait un fourneau, une poêle et la possibilité d’acheter un sandwich à l’omelette. Il ne nous restait plus qu’à nous installer au bar d’à côté.

Le cauchemar d’Adjamé

Comme le train propose des fréquences raréfiées, des horaires incertains et des prix prohibitifs, son succès est limité. Pour la masse des voyageurs, le passage par la gare routière d’Adjamé s’impose. A la jonction du réseau métropolitain et du réseau national, y a-t-il lieu plus important à Abidjan, après l’aéroport ? Mais dans la tête de celui qui y parvient pour la première fois germe la crainte d’un traquenard. Dès la sortie de l’autoroute, le taxi s’enferre dans des bouchons dantesques, s’engage finalement sur des chaussées défoncées, parfois des ruelles, tachées d’huiles de vidange, en partie squattées par des étals de toutes sortes entassés les uns sur les autres, entre lesquels slalome une foule dense de chalands chargés de ballots, de brouettes convoyant des bagages, de vendeurs ambulants de tout et n’importe quoi, de jeunes en guenilles à la recherche de quelque opportunité, de rabatteurs plus néfastes qu’utiles.

Le rond-point Liberté d’Adjamé, à Abidjan. / Wikimedia Commons

En arrière de ces tabliers, parfois sans espace libre entre les kiosques qui les flanquent et les stocks entreposés sur le trottoir, une succession ininterrompue de commerces défile devant la lente progression du taxi, un commerce toutes les deux minutes quand tout se passe bien, une quincaillerie, un grossiste en grains, un vendeur de tuyaux, un bazar, une boutique de téléphones, un grossiste en matériel électrique, une pharmacie… Ici, l’Hôtel de la gare promet « cadre agréable, propreté, sécurité ». Pour mener son client à bon port, le chauffeur entre dans le terrain vague appelé « gare routière », en fait l’une des multiples gares routières de sociétés dont la coalescence est censée former la gare routière d’Adjamé. Le taxi avance jusqu’aux cars, dispute la place à ceux-ci, aux bagages qui attendent l’embarquement, aux passagers qui en sortent, aux employés qui tentent de faire leur métier.

Dans la gare routière de la compagnie de cars, il faut d’abord accéder aux guichets. Derrière les monceaux de colis qui rappellent que le trafic des passagers n’est pas dissocié de celui des marchandises, le voyageur trouve un bâtiment dont la salle d’attente ouverte sur les gaz d’échappement comporte deux petites ouvertures devant lesquelles s’allongent les files des clients. La fente du bas sert à passer l’argent, le judas du haut à apercevoir l’ombre du guichetier et à essayer de lui faire savoir la destination désirée. Il ne reste qu’à attendre un départ dont l’heure est à peu près connue et à profiter de l’environnement.

Lire notre série : « L’Afrique en villes »

La gare routière d’Adjamé a été installée sur un ancien cimetière, transformant un lieu répulsif en « hub » national. Installée à l’air libre, à l’exception des infrastructures modestes aménagées par chaque compagnie, elle est mitée de constructions diverses qui lui donnent un plan extrêmement irrégulier, composé de plusieurs cours de tailles diverses, entre lesquelles de quasi-rues forment autant d’entonnoirs. Tout est en terre battue argileuse, transformant la gare en fondrière à la première pluie, pour le plus grand bonheur des passeurs, qui monnaient le franchissement des lacs sur les parpaings et planches qu’ils ont opportunément disposés.

Espace indigne

Là où la cour est assez spacieuse, un dépotoir central fait figure d’aménité, il est tellement facile d’y jeter les rebuts qu’aucun service ne vient ramasser ! Il y a longtemps sans doute, un container avait été déposé ici ; désormais rempli à ras bord de déchets et débordant à souhait, il fait corps avec l’étang fétide dans lequel il s’est enfoncé. Comment peut-on penser qu’une ville qui a été prospère a pu laisser se développer un espace aussi indigne ? Il paraît que les syndicats des transporteurs, autrement dit la mafia des transporteurs, se sont opposés à tous les projets qui ont été élaborés. Gageons aussi que les intérêts du maintien en place sont énormes, du côté de tous ceux qui vivent du quartier. Cela n’exonère pas les hommes politiques et urbanistes des responsabilités qu’ils ne peuvent manquer d’avoir dans cet incroyable fiasco.

Entrée d’une gare routière dans le quartier d’Adjamé, à Abidjan. / Flickr

Il reste au voyageur à quitter ces lieux infâmes. Le moteur du car ronronne depuis longtemps, climatisation oblige. Le haut-parleur annonce le prochain départ, la queue se forme devant la porte, puis chacun entre à la présentation de son ticket, après avoir apporté son bagage à la soute. Parfois, les places indiquées sur les tickets sont respectées. Les cars sont chinois, avec la particularité facétieuse que, la climatisation venant des coffres à bagages, il est impossible d’utiliser ceux-ci pour y entreposer les sacs.

Tout le monde est installé, le haut-parleur demande alors au chauffeur de prendre possession de son véhicule. Comme on le comprend, cet homme, de s’être mis à l’abri dans un lieu forcément plus sympathique que cette cour immonde ! Le car s’ébranle, fait une série de manœuvres délicates, tangue dans le relief heurté de la cour puis, plus difficilement encore que le taxi rouge, se fraie un passage au pas, plus souvent encore à l’arrêt, dans l’indescriptible cohue. L’autoroute n’est pas très éloignée, le Plateau non plus, mais chacun se demande quand finira le cauchemar d’Adjamé.

En route

« Voyez la photo, c’est une femme de Dieu, elle est Indienne. Ça, c’est sa sœur, elle habite à Treichville. Avec ses prières, elle a fait un savon qui lave de tous les mauvais esprits. Là, j’ai la clé USB. Si vous aviez la télé, je vous montrerai. Dedans, c’est le témoignage que tout cela est vrai. Vous vous lavez, vous passez le savon, vous faites une prière, c’est bon. Je ne suis pas un arnaqueur, je suis électricien-plombier. J’ai dit à mon patron que j’étais malade, mais c’était pour témoigner sur le savon. C’est très efficace et c’est 500 francs. Souvent, vous gaspillez l’argent, vous achetez 1 500 francs un poulet braisé ; là, ça sert à quelque chose et ça ne coûte que 500 francs. Eh vous !, le Blanc, c’est aussi pour vous, vous êtes un être humain, après tout. »

L’homme, jeune, a pris le contrôle du minibus. Les vendeuses, femmes et fillettes, se contentent timidement d’interpeller les voyageurs à la fenêtre pour proposer arachides et sachets d’eau potable ; Yadélo, Yadélo, crient-elles. Lui est monté dans le véhicule et harangue les passagers depuis l’avant. Courageusement, une femme achète le petit savon rosâtre, puis une autre et encore une autre, sans trop de commentaires ; enfin, un voyageur fait de même, suivi par d’autres hommes. En définitive, qui n’a pas acheté son savon ? Décidément, les Blancs ne sont pas comme tout le monde !

C’était à Issia, entre Gagnoa et Daloa (au centre-ouest du pays), à un carrefour populeux. Heureux intermède rompant un parcours douloureux, jambe gauche recroquevillée sur le passage de roue de ce minibus fatigué ! Le bonimenteur suppléait avantageusement aux vidéos assourdissantes de feuilletons ivoiriens dans lesquels l’homme se laisse honteusement dominer par son épouse ou sa maîtresse, avant de renverser la situation à la faveur de quelque événement imprévu. Là, le téléviseur avait sans doute rendu l’âme et la clientèle s’ennuyait. Secrètement requinquée par la confiance contagieuse du camelot, elle était prête pour la suite de l’épreuve. Un véritable service public, cet homme !

Traversée du Banco

Plus confortables que ce gbaka (minibus) de ligne secondaire, nonobstant leurs novelas (séries populaires) à l’ivoirienne, les cars tracent la route et s’arrêtent peu. Deux exceptions toutefois, pour charger les bananes plantains à destination d’Abidjan et pour répondre aux besoins urgents de gendarmes en mal de fins de mois. Heureusement, les mauvais souvenirs des bandouliers, en général d’anciens soldats de la rébellion, relèvent désormais du passé. La forêt défile donc sous les yeux du voyageur. Mais après la magnifique relique urbaine de la forêt du Banco d’Abidjan, c’est plutôt la déception. L’impression de grande forêt s’estompe vite, parfois au bénéfice des parasoliers de la forêt secondaire, le plus souvent au plus grand profit de plantations, tecks, hévéas, plus discrètement caféiers et cacaoyers.

Accident sur la route du nord d’Abidjan, qui rejoint Yamoussoukro en traversant la forêt du Banco, en 2018. / ISSOUF SANOGO / AFP

A l’occasion, la route dévoile à l’ombre de celles-ci de médiocres agglomérations de maisons à toits végétaux, contrastant avec les revêtements en tôles des villages ; sans doute les demeures des ouvriers agricoles. Le statut de forêt classée, généreusement distribué aux alentours des indépendances, n’y change rien. L’accroissement naturel important combiné aux migrations depuis les pays soudanais, bref l’augmentation considérable des densités de population à laquelle il faut encore ajouter l’invasion par des bandes armées durant le temps des désordres, a eu raison de ces îlots officiellement protégés. On peut être sceptique sur les résultats à long terme des politiques actuelles de récupération de ces espaces, car seule l’industrialisation pourrait réellement sauver la forêt. Nuançons toutefois le désastre écologique : avec les plantations, l’arbre remplace l’arbre, même si la biomasse et la biodiversité ne sont pas les mêmes.

Plus au nord, en pays baoulé, cimetières et métiers à tisser font leur apparition, tandis que le rônier s’impose parmi les arbres, dans des peuplements végétaux qui font hésiter entre forêt et savane. Honneur à l’essentiel : les cimetières s’étirent le long de la route, comme s’il fallait montrer à tous le prestige de la famille et son aisance. Toujours en béton carrelé, les tombes prennent parfois des formes spectaculaires, avec grillage, photographie porcelaine du défunt, voire petite maison à la façade ouverte sur la route. Les tisserands apportent une touche industrieuse aux villages traversés. Assis à l’intérieur de leurs petits échafaudages de bois qui constituent leur métier, ils ont devant eux les interminables fils de chaîne, qui donneront de longues bandes de coton d’une dizaine de centimètres de large et qui, cousues ensemble, formeront de magnifiques bogolans.

A Grand-Bassam, l’océan enfin

Par bonheur, on accède à Grand-Bassam (au sud-est d’Abidjan) depuis une gare routière située dans le quartier de Treichville, presque calme et organisée en comparaison de celle d’Adjamé. Premier établissement européen sur les rivages ivoiriens, Grand-Bassam fut durant sept années la première capitale de la colonie française, à la toute fin du XIXe siècle. Ce bref épisode se termina tragiquement par une épidémie de fièvre jaune, et si la capitale fut transférée pour cela à Bingerville en attente d’Abidjan, Grand-Bassam conserva encore durant quelques dizaines d’années l’essentiel des administrations territoriales.

Sur la plage de Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire, en mars 2017. / ISSOUF SANOGO / AFP

Le court voyage à Grand-Bassam, quarante-trois kilomètres depuis Abidjan, permet enfin de voir l’Océan, caché dans la grande ville par une barrière industrielle. Même le canal de Vridi, dont l’ouverture transforma en enjeu majeur le site sans intérêt d’Abidjan, reste aux yeux de la plupart des visiteurs un mythe ou une inconnue. Mais le littoral, avec ses embruns et l’inévitable corrosion, est-il réellement attractif pour une ville ? Grand-Bassam, installé entre mer et lagune, en bordure de plage, a fait historiquement le choix opposé de celui d’Abidjan, mais les extensions actuelles se tiennent prudemment au nord de la lagune, s’étirant à n’en plus finir en direction de la capitale économique. Les terrains sont vendus, les murs commencent à monter, les lotissements se multiplient, tandis que le marché artisanal, interminable et tout en longueur, tente d’arrêter le flot des touristes, s’ils existent, avec ses figurines en bois tirées des héros de Walt Disney.

« Regardez, les indigènes et les colons jouent ensemble à un drôle de jeu qui ressemble au polo. Mais, sur la photo suivante, vous voyez la violente répression qui s’est abattue sur les Abbey révoltés lors de la construction du chemin de fer. »

Le conservateur du musée nous fait les honneurs du magnifique Palais du Gouverneur, grande bâtisse coloniale dont la pièce principale semble être la coursive qui en fait le tour. Un siècle en arrière : telle est la magie de Grand-Bassam. Les collections sont pauvres, en partie héritage de décennies d’abandon, puis des pillages ; mais le bâtiment, campé au centre d’un jardin magnifié par un palmier Ravenala, donne un aperçu du rudimentaire confort matériel et de l’excellent confort thermique de l’époque. Le squelette métallique, importé en kit de métropole, ménage des cachettes dans les encoignures des portes ; le gouverneur pouvait s’y réfugier en cas de problème, puis de là, grâce une échelle, soit se retirer sur la terrasse, soit fuir par les pièces de service du rez-de-chaussée. L’objectif était sans doute moins d’échapper à l’émeute que d’attendre sagement la fin de la flambée de colère ; derrière la toute-puissance apparente du pouvoir, sa modestie réelle.

Il nous reste à flâner entre la plage océane bordée de cocotiers et les jacinthes d’eau qui glissent en va-et-vient sur la lagune au gré de la marée. L’activité touristique ne s’est pas remise de l’attentat perpétré à l’Étoile du Sud le 13 mars 2016. Plus assoupi que jamais, le quartier France abandonne aux moisissures de nombreux bâtiments vénérables. Les grands arbres ont pris la place laissée vacante par le toit du vaste Hôtel de France, les parasoliers sortent par les fenêtres éventrées de la belle Maison Ganamet. Il y avait un wharf, il n’en reste qu’un pieu. Il y a toujours un phare, qui n’éclaire plus.

Quelques édifices tiennent le coup, que leur entretien ait été minimal ou exceptionnel. Les claustras omniprésents, en bois ou en maçonnerie, les longs balcons, les arcades à piliers ou colonnes des commerces, une terrasse recouverte d’un large toit monté sur piliers, les manguiers centenaires, tout témoigne du savoir-vivre des premiers colons. Et fait contrepoint aux nombreux signes de la rudesse de l’époque : un monument et des plaques aux victimes de la fièvre jaune, un autre pour célébrer le souvenir d’un explorateur-administrateur célèbre mort à 30 ans.

Au fond du quartier France, là où la rue troque le bitume pour un sol nu, commence le quartier N’Zima, des autochtones restés près de leurs nouveaux maîtres. Les bateaux de pêche et les enclos de cochons évoquent d’autres activités, à côté de maisons basses, sommaires et anciennes. Mais les raisons de subsister du quartier France sont minces, surtout en étiage touristique. Quelques ateliers d’artistes et pied-à-terre associatifs ne nourrissent pas leur ville. La mémoire non plus, et pourtant que cette ville en est riche ! Marquée par la première phase de la colonisation, elle l’est aussi par les prémices de l’indépendance. Tout ici rappelle une manifestation de femmes venues d’Abidjan pour réclamer la libération de leurs maris prisonniers. C’était en 1949. Le pont de la Victoire, où elles se heurtèrent à l’armée, le Palais de Justice où le procès eut lieu, le monument des Dames glorieuses de la place de la Paix, la fresque du bâtiment en ruines de la Société commerciale de l’Ouest africain. C’était hier, c’est le passé. Plus prosaïquement, Grand-Bassam survit aujourd’hui comme grande banlieue d’Abidjan.

Yamoussoukro, la folie des grandeurs

« Le président Houphouët-Boigny a toujours voulu montrer ce qu’un homme noir était capable de faire. L’agriculture et l’éducation ont été ses deux grandes réussites. Mais à Yamoussoukro, qui était son village, il a voulu une ville à la mesure d’un pays moderne. Le projet aurait requis une génération. Malheureusement, ce dessein a été trahi par la baisse des prix du cacao. Gbagbo a essayé de continuer, Ouattara a arrêté par manque d’argent. »

Le secrétaire général de la Fondation Félix-Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix n’en finit pas de son panégyrique. Mais il est payé pour cela.

« Houphouët-Boigny était panafricain ; à l’époque, tous les étrangers avaient le droit de vote. Il a sacrifié les Baoulé, son propre peuple, il ne voulait pas de népotisme, il a fait de la discrimination positive en faveur du nord. »

Notre interlocuteur déplore le temps de la discorde, il regrette que sa fondation n’ait pu jouer un rôle effectif dans les efforts de paix. Aujourd’hui, l’ensemble de la dotation passe dans l’entretien du bâtiment. Il est vrai que 40 hectares de terrain, en partie traités en jardin à la française, 60 000 mètres carrés bâtis, 7 000 mètres carrés de verrières, en font un véritable mastodonte, même à Yamoussoukro, ville de démesure. Mais pour quoi faire ? Il y a un prix annuel, qui anticiperait souvent le prix Nobel de la paix. Il y a deux départements de recherche, avec une revue, mais seulement des chercheurs associés. Il y a cinquante salariés, mais une bibliothèque indigente, dont seuls quelques rayonnages sont remplis, d’ailleurs sans grande compétence documentaire.

Le dernier étage sert de pied-à-terre aux institutions étatiques quand elles se hasardent dans la capitale officielle du pays. On peut y voir la salle du Conseil des ministres et le bureau du président. Au rez-de-chaussée, l’immensissime hall d’entrée abrite une belle exposition de photographies sur le président-fondateur, ainsi que sa statue en compagnie du boigny, le bélier. Il voisine avec une salle de conférences de 2 500 places, tout en bois du Gabon, du Brésil et de France, trois continents réunis. Le compte n’y est pas, l’ascenseur ne nous a pas arrêtés aux premier et deuxième étages. Nous apprendrons plus tard que faute d’un usage adéquat envisageable, le district de Yamoussoukro a été appelé à la rescousse pour occuper les lieux ; une administration locale pour renflouer un bâtiment à vocation nationale et internationale, la crise est palpable.

Yamoussoukro apparaît dans son immensité depuis le balcon de la fondation : au centre la préfecture, à gauche la basilique, à droite l’Hôtel Président, le tout disposé en croix – nous fait remarquer notre guide. Les initiales de ces quatre colosses, P-F-H-B, sont également celles du président Félix Houphouët-Boigny. Certes ! Mais fonde-t-on une cité en dispersant ses bâtiments symboliques sur plusieurs kilomètres, au risque que la ville ne les rejoigne jamais ? Le projet du président-fondateur a manifestement souffert de la folie des grandeurs typique de son époque, sans considération pour les aléas que réserve toujours l’avenir.

Que dire de la basilique Notre-Dame-de-la-Paix ? On comprend le trouble, peut-être l’effarement, du pape Jean-Paul II quand Houphouët-Boigny lui offrit en cadeau ce géant de 100 mètres de diamètre, 106 mètres de hauteur sous coupole, 7 400 mètres carrés de verrières, planté au milieu d’un domaine de 130 hectares, le tout susceptible de contenir 2 000 personnes assises et 130 000 pèlerins. Des foules difficiles à rassembler, sauf en cas d’événements majeurs, dans une ville déjà bien pourvue en édifices religieux. Houphouët eut beau arguer que le sol avait été soustrait à sa cocoteraie familiale, que les travaux avaient été financés par sa fortune personnelle, que l’investissement versaillais de Louis XIV avait servi aux générations futures, le symbole était trop énorme pour un pays en développement confronté à de tout autres besoins. Le pape demanda qu’un hôpital soit construit au bénéfice de la population locale. Il existe à côté de la basilique, il serait en service, mais ni présence, ni activité n’y étaient perceptibles à notre passage.

Des bergers font paître leurs troupeaux au bord du lac qui sépare la basilique Notre-Dame-de-la-Paix et le quartier populaire de Dioulabougou de Yamoussoukro. / ISSOUF SANOGO / AFP

La basilique bat sans doute quelques records du monde, mais certainement pas celui de l’église la plus grande ; son plan circulaire ne le permet pas. L’inspiration est très romaine : la colonnade simule celle du Bernin, la coupole, le baldaquin et quelques statues comme la Piéta rappellent furieusement la basilique Saint-Pierre. Comme les lustres sont de Murano et les vitraux de France, on dirait qu’à l’exception de quelques statues réalisées localement, quoique parfois copiées de modèles extérieurs, rien n’est ivoirien. Si les colonnes les plus minces soutiennent l’édifice, les plus grosses camouflent les réseaux techniques, dont les ascenseurs qui donnent accès aux terrasses et à la balustrade. De là-haut, avec la ville en décor de fond, l’endroit est idéal pour présider les manifestations de masse ; à condition qu’il y en ait. On sort de là perplexe sur un éventuel coup de cœur que l’on aurait pu ressentir. J’avoue que l’ensemble verrier est beau, avec divers épisodes des Evangiles associés selon l’orientation aux quatre éléments – eau, terre, feu et air – et à quatre couleurs dominantes. Le vitrail de la coupole impressionne peut-être le plus, avec ses carreaux filiformes dont les couleurs de plus en plus chaudes convergent vers la colombe sommitale.

La démesure découla de la trop grande habileté du « Vieux », qui convainquit les grandes familles de Yamoussoukro, dont la sienne, d’abandonner leurs terres et de quitter les lieux. A-t-on déjà vu purge plus enthousiaste de ses propres droits coutumiers ? Le foncier disponible, presque infini, permettait tous les excès. La fondation et la basilique ne sont que des cas emblématiques. Au fil de quelques rues de trente mètres, parfois doublées de larges contre-allées en partie conquises par la végétation, voici la grande mosquée, réalisation précoce et personnelle du premier chef de l’Etat ; puis l’Hôtel Président, le principal signal urbain avec son restaurant panoramique largement surplombant ; puis la maison du PDCI, le parti de Houphouët-Boigny, qui aurait pu abriter un parking de supermarché et qui a été détruite pendant le conflit ; ou encore le colossal Hôtel des Parlementaires, conçu pour les députés et transformé en lieu d’hébergement de luxe après réhabilitation par les Chinois.

Très loin de là, l’Institut national polytechnique déploie ses trois campus voulus par Houphouët. Si Yamoussoukro a réussi à devenir quelque chose, c’est bien une ville universitaire, mais une ville universitaire conçue à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, quasiment réduite désormais à la Côte d’Ivoire et qui flotte dans ses vêtements trop larges. On est presque rasséréné de retrouver un peu de vie au pied des quelque 3 000 hectares du palais présidentiel, sous la forme des crocodiles sacrés apparemment bien nourris qui ont recueilli, paraît-il, l’âme du grand Ancêtre.

Il faut chercher dans les interstices pour découvrir la vie urbaine. Loin des boulevards bitumés accaparés par les troupeaux de moutons, quelques rues enchantent par la faible circulation automobile et la largeur des trottoirs, qui permet aux maquis de s’étaler à leur aise. Cela ne suffit pas à faire une capitale. En ce sens, Yamoussoukro est une fiction. A moins d’une improbable reprise du rêve de Houphouët, la nouvelle capitale finira dans l’oubli. Un destin bassamois, sans la proximité d’Abidjan ?

Bouaké, capitale des rebelles

Surtout, ne le dites pas aux Bouakéens, ils n’aiment pas qu’on leur rappelle cet épisode de leur histoire ! Les Nordistes tenaient la ville et les factions avaient coupé le pays en deux. Les pillages ont alors fait plus de mal que les bombardements, il était tellement tentant de profiter de la confusion pour récupérer des tôles sur les toits ! Les Français, si nombreux avant la crise, sont presque tous partis, vendant précipitamment leurs biens aux Libanais ; eux sont restés et détiennent aujourd’hui de nombreuses affaires. Plusieurs institutions officielles s’étaient repliées sur Abidjan, et aussi beaucoup de cadres. Les ateliers baoulés, célèbres pour leurs poteries et leurs tissus, avaient aussi déserté Bouaké.

Dans le centre-ville de Bouaké, en juin 2018. / ISSOUF SANOGO / AFP

Depuis, la reprise est timide. Certes, quelques bâtiments d’Etat ont été réhabilités, mais les besoins restent énormes. L’université a rouvert ses portes, mais l’administration serait encore à Abidjan, de même qu’une partie du corps enseignant. On ne voit aucun chantier de construction et la relative abondance des motos neuves montre que l’argent n’est plus suffisant pour acheter des voitures. Dans la deuxième ville du pays, dont on ignore si elle a dépassé le million d’habitants ou perdu des habitants, l’ambiance surannée du centre repose l’Abidjanais de passage. Les immeubles d’un étage dominent toujours le damier carré, et parfois les fers à béton attendent patiemment des jours meilleurs sur la terrasse du rez-de-chaussée. Une initiative intéressante a fait peindre de couleurs les boutiques du quartier ; mais il en faudra plus pour relancer l’activité.

Pourquoi donc le régime du président Ouattara, qui prône ouvertement la réconciliation nationale et qui, de plus, est issu de la rébellion, oublie-t-il aujourd’hui la ville qui tint tête à Abidjan ? De toutes les régions du pays, les récriminations pleuvent. Pour les gens du Sud, on n’investit que dans le Nord ; pour ceux du Nord, seul le Sud compte dans les préoccupations étatiques actuelles. Au nord, il paraît que l’on a beaucoup financé à Korhogo et dans les infrastructures, très en retard depuis les origines. En ce qui concerne Bouaké, la rumeur évoque Guillaume Soro et une disgrâce insidieuse. L’ancien chef de la rébellion, plus tard premier ministre d’Alassane Ouattara, aujourd’hui président de l’Assemblée nationale, resterait l’homme fort de Bouaké, alors que montent les accusations à son encontre, tant pour les exactions commises pendant les affrontements, que de la part des justices burkinabé et française. Comme investir à Bouaké serait vu aujourd’hui comme un soutien à Soro, rien ne se passe et l’écart ne cesse de s’agrandir entre Abidjan et la grande ville du Nord.

Du moins Bouaké est-elle riche en surnoms. On l’appelle la « ville Cédéao », en regard des nombreuses nationalités d’Afrique de l’Ouest que l’on y croise, ou de manière plus provocante la « deuxième capitale du Mali ». L’ivoirité fait mauvais ménage avec Bouaké. Quand les Français s’installèrent, les autochtones baoulé reculèrent. Privé des Baoulé, le poste administratif se laissa entourer de Dioula, des commerçants musulmans de diverses ethnies issues du Nord, Mali et Haute-Volta compris, qui trouvaient auprès des colons la paix nécessaire au commerce.

Les Français récompensèrent leur fidélité, dit-on, en construisant la grande mosquée. Parmi eux, Djibo Sounkalo, dioula de Mauritanie, fut longtemps l’homme en vue de Bouaké et pendant plus de vingt ans son maire, le maire de l’indépendance, après avoir bourlingué dans toute l’Afrique de l’Ouest. Sa forte personnalité a laissé un grand souvenir ; de lui, on chuchote que tout lui appartenait et devait lui appartenir. Mais c’est pour rassembler ses concitoyens de diverses origines qu’il institua un carnaval, qui renaît aujourd’hui après les affres de la division. Sa famille reste puissante et l’actuel maire est son fils.

A Bouaké, la voie ferrée marque les paysages plus que les activités. Au nord, la majeure partie des quartiers d’habitation, au sud, le cœur de la ville ; à l’ouest, les grandes parcelles des entrepôts, des services et des écoles, plus loin l’université Alassane-Ouattara, le long de l’imposante route de Béoumi. Avantage au nord ; c’est dans cette direction que la ville a poussé, attirée par les usines textiles Gonfreville, par l’aéroport, mais surtout par les régions d’origine des habitants. Curieusement, au sud, le centre-ville, prolongé par les vastes parcelles des administrations régionales, touche presque au front urbain. La grande affaire de Bouaké est au nord.

Si les investissements immobiliers sont en panne, l’étonnant et immense marché colonise les franges des îlots disponibles, s’allonge le long de toutes les voies, comble les interstices, franchit la limite des trottoirs, empiète sur les chaussées et cerne même le mur de la préfecture. Aux taxis rouges de se débrouiller pour passer d’une moitié de la ville à l’autre, entre vendeurs, charrettes et chalands. Le marché déborde même quelque peu du côté sud, profitant de toutes les opportunités, cernant par exemple un immeuble abandonné depuis les pillages.

Partout, les étals se sont installés sur des tables en bois, sous des parasols de toiles ou de plastique. La nuit, tandis que le quartier Commerce a sombré dans la torpeur dès la fin du jour, les bruits de fond et les klaxons n’ont de cesse au loin, en provenance du marché. Il y eut jadis un marché couvert ; comme souvent en Côte d’Ivoire, il a brûlé, sans doute un court-circuit tellement les fils sont enchevêtrés ; il n’a jamais été reconstruit. Seul subsiste le marché de gros, non loin de là, essentiel pour le ravitaillement d’Abidjan. Mais pour le reste, la densité des vendeurs fait obstacle à toute restructuration des lieux ; la densité de l’informel a force de loi. Et Bouaké reste le grand entonnoir du Nord, en route vers Abidjan. De Bouaké aussi, Abidjan reste la grande ville et la capitale.

Jean-Luc Piermay est géographe et professeur émérite de l’Université de Strasbourg. Cet article a été publié dans le numéro 263-264 de la revue Afrique Contemporaine, partenaire du Monde Afrique, intégralement consacré à la Côte d’Ivoire.