« Un lago di nuvole tra eterne montagne » (« Un lac de nuages parmi les montagnes éternelles », dessin, photomontage, 1969), du projet « Monumento continuo » de Superstudio. / COLLECTION FRAC CENTRE-VAL DE LOIRE

Parmi les arts, c’est à l’architecture (et à l’urbanisme) que la modernité a d’abord confié la mission d’améliorer le sort des hommes. Projets visionnaires de Boullée au XVIIIe siècle, phalanstère de Fourier, machine à habiter de Le Corbusier, puis, plus près de nous, autoplanification de Yona Friedman, ­architecture de récupération…

Mais à la fin des années 1960, les lendemains commencent à déchanter. Pour certains architectes et théoriciens, les utopies industrielles des années 1920 et 1930, qui voulaient « réconcilier la technologie et la nature, les régimes collectifs et l’auto­détermination, l’accomplissement matériel et spirituel », comme le résume Benjamin Buchloh dans l’article « Fuck the Bauhaus » (revue Initiales n°11, ENSBA-Lyon, mai 2018), se sont cassé les dents sur les « transformations sociales réelles qui étaient arrivées durant la désublimation agressive de l’expérience, au temps de la consommation de masse d’après-guerre ». La contestation gronde.

Propositions irréalistes

Gordon Matta-Clark, par exemple, que l’on peut voir actuellement au Jeu de paume, à Paris, critique littéralement à coups de massue la modernisation forcée et la relégation sociale qu’exerce l’architecture. Quelques années auparavant, en 1966, Superstudio et ­Archizoom, deux agences d’architecture de Florence, bousculent les codes par leurs propositions irréalistes. Superstudio, en particulier, inonde le monde de l’art d’images aussi attrayantes que glaçantes. Des photomontages montrant des paysages ou des villes recouverts d’une grille blanche uniforme, « design unique » qui peut être répété et appliqué n’importe où. On ne sait rien de ce qui est dedans ou dessous, c’est une pure « surface neutre ».

Ces horizons immaculés sont habités par des ­hippies que l’on voit pique-niquer ou glandouiller. En 1973, dans la revue Design Quarterly (n° 89, « Sottsass, ­Superstudio : Mindscapes », Walker Art Center), ­Superstudio décrit ainsi la première de ses « douze villes idéales » : un unique bâtiment constitué de cellules. Dans chaque cellule, un individu occupe un siège qui se moule autour de lui, capable de « satisfaire tous ses besoins physiologiques ». Le mur d’en face émet des odeurs, des sons et des images en 3D tandis que le sol est un « simulateur capable d’évoquer toutes les sensations du vivant ». Sur le toit, un « analyseur sélectionne, compare et interprète les désirs de chaque individu » à partir des ondes cérébrales de ceux-ci et, en conséquence, « programme toute la ville à chaque instant. Tous les citoyens sont parfaitement égaux. La mort n’existe plus ».

Discours ironique

Superstudio entretient volontiers le doute sur ses intentions. Au début, ses six membres présentent leur travail comme une « utopie modérée pour l’avenir immédiat » mais, plus tard, ils écriront aussi avoir inventé des « utopies négatives » et proposé une « lobotomie délicate » par le design. Discours ironique, semblable à celui du pop art auquel Superstudio emprunte ses formes, qui retourne la consommation de masse contre elle-même. Mais l’ironie n’empêche pas l’ambiguïté, au contraire : les propositions de Superstudio témoignent à la fois d’une fascination et d’une répulsion pour le fonctionnalisme et les grilles totalitaires de Mies van der Rohe.

Superstudio n’a jamais rien construit, sauf des meubles « encombrants ». Un refus de produire que le chercheur en histoire de l’art Ross K. Elfline, dans l’article « Superstudio and the “Refusal to Work” » (revue Design and Culture, 8:1, 2016), a proposé de relier à l’« opéraïsme » et au « refus du travail » de Toni Negri.

En 1971, l’un de ses fondateurs résumait ainsi la philosophie du groupe : « Si le design est une pure incitation à consommer, alors nous devons rejeter le design ; si l’architecture est une pure codification des modèles bourgeois de propriété et de société, alors nous devons rejeter l’architecture ; si l’urbanisme est une pure formalisation des injustices sociales du ­présent, alors nous devons rejeter l’urbanisme (…) jusqu’à ce que ces activités aient enfin toutes pour but de satisfaire nos besoins primordiaux. »

D’ici là, le monde que Superstudio présente, privé d’objets, de villes et de lieux où habiter, serait en quelque sorte le moins mauvais des purgatoires, mais sans doute pas un idéal à réaliser.

La semaine prochaine : Le design spéculatif d’Ai Hasegawa.