Un déluge vient de s’abattre sur la pelouse de Moscou. Le match est terminé depuis plus de trente minutes et le cérémonial diffusé en mondovision prend un peu l’eau. Dans l’ordre des hommages, chacun a le droit à une poignée de main de Vladimir Poutine (sous un parapluie, lui), puis à la franche accolade d’Emmanuel Macron avant le câlin de Kolinda Grabar-Kitarovic, la présidente croate démonstrative et trempée. L’orage redouble. Les Bleus bissent et, sous des trombes de flotte, peuvent enfin lever le trophée.

A 3 000 km de Moscou, la France est déjà en transe. Les chaînes de télé ont toutes basculé en édition spéciale. Pour vivre la liesse aux quatre coins du pays. « Et si on allait voir ce qui se passe à Lille, Marseille, Lyon… » Un peu au rythme d’une soirée électorale. Sur les plateaux, les présentateurs ont enfilé le maillot tricolore. A TF1, on distribue le maillot floqué de la deuxième étoile. Une bouteille de champagne fait le tour du plateau. « Ça va faire un bien dingue cette victoire », lâche Denis Brogniart. A la chaîne aussi qui cumule les records d’audience et engrange les recettes pub. Et c’est loin d’être terminé. Un documentaire exclusif est annoncé pour mardi soir en prime time : « Les Bleus 2018, au cœur de l’épopée russe. »

Mais priorité au direct et on file sur les Champs-Elysées, où les supporteurs se rassemblent… comme prévu. Pour éviter de perdre leurs journalistes dans la foule, les télés ont pris de la hauteur et négocié les terrasses offrant les meilleures prises de vues. « La fête risque de durée toute la nuit », assure l’un des nombreux envoyés spéciaux de BFM-TV. Elle risque.

Deuxième étoile

« Quel bonheur, j’espère qu’on ne va pas attendre encore vingt ans pour revivre encore ça », lâche Youri Djorkaeff, ex-98 sur TF1. Impossible de sortir de l’emprise des pionniers. Normal, ils squattent les plateaux. « Bienvenue dans le cercle des gens qui donnent du bonheur », lâche Lionel Charbonnier (troisième gardien en 1998), consultant sur BFM-TV ; « Leur vie vient de basculer », enchaîne Franck Lebœuf, un autre ex-98 de BFM-TV qui pense à tous ces « jeunes qui ont enfin leur soirée et qu’on a bassinés avec 1998 ». Là, il parle des supporteurs. Christophe Dugarry, lui, rapporte la bonne parole. Celle d’Aimé Jacquet que Didier Deschamps surnomme « Dieu », apprend-on plus tard : « Aimé nous a dit quand on a fêté les 20 ans : ‟C’est bon, on a célébré, maintenant laissons les jeunes prendre le pouvoir.” »

Ainsi soit-il. Ils l’ont pris. Dans les travées du stade, les « jeunes » chahutent sans retenue. Ils bouleversent le protocole, interrompent dès qu’ils peuvent les interviews des uns, des autres, même celle de Didier Deschamps en pleine salle de presse qu’ils bombardent d’eau, de bière, de champagne. Paul Pogba prend le coach par l’épaule : « Il est champion du monde, vive la France, vive la République ! » Ils tiennent leur étoile. Ils viennent de prendre le contrôle. Celui de l’image. Les télés suivent, subissent le jeu. « On essaye d’être avec l’équipe de France de l’intérieur au plus près de nos champions », tente Denis Brogniart. Mais l’exclu n’en est plus une. Tout se passe sur les réseaux sociaux avec les images exclusives… des joueurs eux-mêmes.

On assiste alors à quelque chose de totalement inédit. Les chaînes se mettent à diffuser en boucle les vidéos postées sur les différents comptes Instagram par les héros, qui filment absolument tout. Dans l’intimité du vestiaire. Des images sans filtre, qui échappent à tout contrôle ou une possible censure. Pas même celle de l’Elysée, d’habitude si sensible sur le sujet. Pris de court, comme tout le monde. Cela donne notamment cette scène ahurissante où l’on voit Emmanuel Macron s’adresser aux joueurs qui lui font face, debout sur une table.

« Dab » présidentiel

Derrière le président, Vladimir Poutine et la chef d’Etat croate. « Je vais vous dire les enfants, entame le président, coupé constamment par les champions, le smartphone à bout de bras, un grand merci à vous. » (« Pour nos impôts », répond un joueur en écho). Il reprend : « Vous nous avez fait rêver et avez fait un magnifique football. Vous êtes un exemple pour un tas de jeunes. Vous ne serez plus jamais les mêmes et cet exemple, vous allez me le porter », conclut-il en haussant fort le ton (façon projet). Les joueurs abrègent le discours par un chant : « On va tout casser, hé ! » Poutine ne bronche pas. Le nom du président russe est bientôt scandé…

La séquence est sous-titrée par BFM-TV, qui la passe en boucle. On jongle entre les comptes Instagram des uns et des autres. On ne rate rien. Micro ouvert. Du « dab » présidentiel avec Paul Pogba au défilé des invités, aux danses, aux chansons. Un joueur approche le trophée pour qu’on puisse l’embrasser sur son écran. Suivront une nouvelle visite du président, sans doute informé de la tendance, cette fois avec un vétéran blessé du Mali ou l’intimité de l’autocar. Les « followers » se régalent. Les télévisions relaient avec le nom du compte Instagram en guise de crédit. Priorité au Web. En direct et en continu. On regarde le Net à la télé.

Les Champs-Eysées passent désormais à l’arrière-plan. Quatre heures après la victoire, l’Arc de triomphe s’illumine pourtant, et on projette la deuxième étoile avant les 23 noms des héros. Il est 22 h 45, quelques incidents abrègent un peu la fête. Les télévisions écourtent leurs éditions spéciales. Les réseaux, eux, font le plein. Les vidéos des joueurs deviennent virales, partagées massivement, télé en tête. Les smartphones dans les Bleus. Les Champs-Elysées sont désormais déserts. L’Arc de triomphe s’éteint prématurément. Pas de Grizou ou autre président. Sur les réseaux sociaux, au même moment, un slogan s’impose : « Liberté, égalité, Mbappé. » Ils ont pris le pouvoir.