Depuis des années, la Chine a élevé autour de ses réseaux nationaux une grande muraille numérique. Capable de filtrer quasiment tout ce qui rentre et sort, elle a permis au pouvoir chinois de créer un gigantesque « intranet ». A cela s’ajoute le développement, à l’abri de cette enceinte numérique, d’entreprises devenues très puissantes et qui se mondialisent, accroissant un peu plus encore le pouvoir chinois dans le cyberespace.

Mais des données, récoltées par des chercheurs chinois et français et présentées le mois dernier, montrent que cet isolement est imparfait, et qu’une part importante de l’activité des Chinois sur le Web sort du pays, en direction des Etats-Unis.

150 milliards de requêtes analysées

Pour comprendre pourquoi, il faut s’intéresser au système DNS (Domain Name Server – « serveur de nom de domaine »). Ce dernier, composé de milliers de serveurs de par le monde, est chargé de traduire une adresse Internet (www.lemonde.fr) compréhensible par un humain en adresse IP (une suite de chiffres ou de lettres) intelligible pour les machines chargées d’établir la connexion. A chaque connexion vers un site Web, l’internaute demande à un serveur DNS de lui indiquer l’adresse IP qui correspond au nom du site qu’il entend visiter.

Aujourd’hui, les pages Web sont très complexes, notamment en raison de la publicité. Elles comportent souvent plusieurs composants publicitaires, fréquemment appelés trackers, qui ne sont pas hébergés au même endroit que la page elle-même. Chaque composant, destiné à afficher une publicité ou à récolter des données personnelles, dispose d’une adresse Web, et l’utilisateur, lorsqu’il visite une page, demande aux serveurs DNS les coordonnées IP de ces composants.

Plusieurs chercheurs de l’Institute for Computing Technologies de l’Académie chinoise des sciences, de l’université de Savoie et de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique ont récupéré une archive de l’activité DNS d’un grand fournisseur d’accès à l’Internet chinois, couvrant tout le pays sur une période de deux jours. Ce qui représente 150 milliards de requêtes, correspondant chacune à un moment où un internaute a chargé une page Web et les trackers publicitaires associés.

87 % du trafic des « trackers » aboutit aux Etats-Unis

Les résultats de l’analyse publiée en juin sont frappants pour un pays censé être parvenu à établir un mur autour de son Internet : même lorsque le site visité est chinois, le tracker publicitaire appartient – très souvent – à une firme américaine. Quatre-vingt-sept pour cent du trafic des trackers publicitaires se terminent aux Etats-Unis, contre seulement 3 % qui restent à l’intérieur du pays. Le contraste avec les pages Web qui embarquent les trackers, est étonnant : les trois quarts du trafic vers ces pages reste à l’intérieur de Chine, contre 24 % qui part aux Etats-Unis.

La situation n’est sans doute plus la même à l’heure où nous écrivons ces lignes : depuis quelques jours, certains de ces trackers sont désormais bloqués par le pouvoir chinois. Aucune donnée n’est cependant disponible pour mesurer les effets de ces nouvelles mesures.

Le DNS est une infrastructure majeure et cruciale au fonctionnement du Web. Jusqu’à ce qu’il soit en partie rebouché, ce « trou » dans la grande muraille numérique chinoise plaçait les Etats-Unis en position de force : outre une forme de suprématie dans l’industrie publicitaire, ils étaient récipiendaires de données assez fines sur le comportement des Chinois sur Internet, rendant ces dernières éventuellement accessibles aux autorités.

Lire comment, déjà en 2011, : la Chine censurait Internet