15 scènes, 150 concerts, 75.000 visiteurs. Le North Sea Jazz, c’est le géant des mers des festivals de jazz européens. J’avais été attiré à Rotterdam par la double affiche Rubén Blades-Willie Colón, les vétérans de la salsa new-yorkaise, annoncée des semaines avant les concerts parisiens. C’est toute la force du NSJ : attirer les foules grâce à ses têtes d’affiche. Son affiliation au tourneur Live Nation lui facilite grandement les choses. Dans leur écurie : Nile Rodgers & Chic et Earth, Wind & Fire, programmés samedi soir. Comment résister ?

Compte-rendu partiel et partial de la 43è édition du North Sea Jazz Festival qui s’est déroulée les 13, 14 et 15 juillet 2018.

Earth, Wind & Fire en concert le 14 juillet 2018 au North Sea Jazz Festival (Rotterdam) / North Sea Jazz Festival

La son de la salsa new-yorkaise

S’il n’a pas à rougir de sa carrière solo (il restera un des piliers de Fania), la malédiction de Willie Colón, ce sont ses vies antérieures. Impossible pour le tromboniste de rivaliser avec La Voix, l’idole Héctor Lavoe. En 1967, l’association des deux jeunes portoricains dans l’album « El Malo » marque l’acte de naissance de la salsa new-yorkaise. Dix ans plus tard, sa collaboration avec le chanteur engagé Rubén Blades révolutionnera une nouvelle fois le genre. Blades + Colón, c’est Lenon + Mc Cartney. En 1978, « Siembra » sera l’album le plus vendu de l’histoire de la salsa.

Vendredi. 23H15. Salle « Hudson ». Chacun s’installe sagement dans son siège. Cravate blanche et lunettes noires, Willie Colón se présente à son public. Premier riff de trombone, Che Che Cole. Tout le monde se lève et se précipite vers la scène telle la foule au Yankee Stadium. Le medley d’une vingtaine de minutes retrace l’aventure Lavoe. Calle Luna, Calle Sol, Te Conozco Bacalao, première passe d’armes entre trombones. Si le tour de chant s’attarde sur les titres plus romantiques (Gitana, Que Sera, Usted Abuso), c’est la section de cuivres agressive qui impressionne.

Habillement, l’orchestre réunit musiciens européens (parmi lesquels Boris Caicedo, ancien directeur musical de Yuri Buenaventura) et états-uniens. Trois trombones, Willie bien sûr, le français Oliver Caron, l’indispensable Ozzy Melendes plus le sax Bobby Franceschini pour un son rugueux comme dans la conclusion explosive d’Idilio, parfait résumé de l’art de Willie ou comment imprimer sur une musique traditionnelle une couleur résolument urbaine.

Comment Nile est redevenu chic

Nile Rodgers & Chic en concert le 14 juillet 2018 au North Sea Jazz Festival (Rotterdam) / North Sea Jazz Festival

Samedi 21. Chic au « Nile », ça ne s’invente pas : la plus grosse salle du festival, 10.000 places, pleine à craquer. Dernières balances. « Je sais, ça fait pas super professionnel » s’excuse Nile Rodgers. Au contraire. Sound checked. La voix off égrène les tubes à venir, harangue la foule : « Tapez dans vos mains. Faites du bruiiiit ! » Nile Rodgers & Chic s’inscrit en lettres géantes pendant que monte le son. Les musiciens sont dos au public, Nile et ses chanteuses tout en rouge. Les chanteuse se tournent vers le public, entamment Everybody Dance pendant que le guitariste tout sourire balade sa silhouette nonchalante le long de la scène.

Dance Dance Dance. Les tubes s’enchaînent. I Want Your Love, Le Freak. Nile invoque Sister Sledge, We Are Family, He Is The Greatest Dancer, mais également Diana Ross, I’m Coming Out, Upside Down. Nile est aussi derrière ces tubes-là. Good Times, le public est invité à monter sur la scène tandis que Nile se met à rapper, évoquant Rappers Delight, le premier hit de l’histoire du hip-hop. Pendant les années 80, c’est haro sur le disco. Nile écrit pour Bowie, Madonna et Duran Duran. Le Chic nouveau surprend en reprenant Let’s Dance et Like a Virgin.

Sous les feux de mille briquets, pardon mille portables (on est au vingt-unième siècle), Nile évoque son combat le cancer qu’il a vaincu en 2013. A cette période (qu’il décrit sur son blog Planet C), il décide de faire plus de musique qu’il n’en avait jamais fait jusque là. Et puis il reçoit l’appel de deux français. Ils enregistrent Get Lucky. Le hit mondial de Daft Punk sera le climax d’un tunnel de 1h30 de tubes.

Après la disparition en 1996 du co-fondateur du groupe, le bassiste Bernard Edwards, il était temps de sortir de son purgatoire la marque Chic. Nile reforme Chic et en fait la vitrine de son immense carrière. Avouons-le, on prend son pied. L’expérience est jouissive et régressive et nous offre de très bons moments musicaux : duos avec le bassiste Jerry Barnes, solo du batteur Ralph Rolle, voix puissantes de Folami Ankoanda Thomson, Kimberly Davis. Un nouvel album est prévu pour septembre prochain. Nile Rodgers n’a pas dit son dernier mot.

Let’s groove

Pour vous, Fantasy dispute la palme du mauvais goût aux Sirènes du port d’Alexandrie ? Omar Sy et son Boogie Wonderland peinent à vous décrocher un sourire ? Un seul remède : voir Earth, Wind & Fire sur scène. Je parle bien de la formation originale dont les apparitions se font rares pendant que le contusionnant Experience d’Al McKay écume les scènes. Samedi 23h au « Nile ». Introduction pyrotechnique et costumes étincelants devant 10.000 spectateurs survoltés. Sing a Song, After the Love Has Gone, Gotta Get you into My Life, c’est parti pour 1h30 de show.

De la distribution originale, il ne reste que Philip Bailey, Ralph Johnson et Verdine White. Maurice White, le fondateur du groupe disparu en 2016, apparaît irremplaçable. Le chanteur avait arrêté les tournées en 1996 à la suite du diagnostic de sa maladie de Parkinson. Les percussionnistes chanteurs Phil Bailey Jr et B. David Whitmore s’intègrent parfaitement au groupe. Les solistes se complètent et se rejoignent dans le chœur aisément identifiable.

Les tubes sont laissés de côté, place au funk. Verdine se déchaîne à la guitare basse, Phil Bailey, le chanteur adolescent de 67 ans, à la voix de fausset parfois faussée (désolé) passe de percussion en percussion pour finir à la kalimba. Tout ce petit monde prend et donne du plaisir. Let’s Groove semble être le mot d’ordre. September, Boogie Wonderland, Fantasy finiront par arriver dans une conclusion orgastique.

La salsa en mode crooner

Rubén Blades le 15 juillet 2018 au North Sea Jazz Festival (Rotterdam) / North Sea Jazz Festival

Dimanche 19h. Le « Maas », l’autre grande salle du festival. Après sa tournée d’adieu (à lire dans les archives du blog), Rubén Blades s’offre des prolongations avec le Salsa Big Band, la version grand ensemble de l’orchestre de Roberto Delgado : basse, keyboard, piano, une batterie en plus des traditionnels bongos, congas et timbales plus les soufflants : cinq sax, quatre trompettes, quatre trombones.

Plus brièvement, format oblige, que le concert l’an dernier à Barcelone ou que le lendemain à Paris, le poète de la salsa parcourt sa longue carrière : Todos Vuelven (sur l’écran défilent les images des figures disparues de la salsa), Patria, la chanson poignante qu’il a écrite lorsqu’il a quitté le Panama en 63, invoque la Fania All-Stars et Seis Del Solar avec Juan Pachanga et Cuentas Del Alma réarrangés façon big band.

Moins dans l’interprétation qu’à son habitude, Blades se la joue crooner, multipliant les hommages à Tony Bennett et à Franck Sinatra. Il chante quelques titres en anglais, pas désagréable. Sa voix n’a pas bougé malgré le poids des années. Une ambiance feutrée, jazzy, qui s’intègre bien au festival (vendredi soir le Metropole Orkest avait accompagné dans la même salle Gregory Porter pour son hommage à Nat King Cole). Il cédera sa place au trompettiste cubain Wichy Lopez le temps d’un titre très swing. De son dernier album, il tirera Arayué et reprendra Mack The Knife, qui avait inspiré Pedro Navaja.

« La vida te da sorpresas, Sorpresas te da la vida, Ay dios. » C’est au tour du public de reprendre en cœur la chanson emblématique. Muevete de Juan Formell permet au chanteur de se retirer en tirant son chapeau tandis que l’orchestre se déchaîne dans une dernière descarga. Au revoir Rubén ! A soixante-dix ans (il les fêtera le lendemain au Bataclan), l’acteur-chanteur n’a plus guère de temps à perdre. Il souhaite se concentrer sur des projets précis, comme Medoro Madera, son alter-ego cubain dont il vient de sortir l’album, en attendant un éventuel retour à la politique en 2019.

Le jazz de Ramon Valle

Dimanche 23h. Salle « Madeira ». Au delà des concerts spectaculaires, le North Sea est d’abord un festival de jazz. Ce dernier rendez-vous se chargera de me le rappeler. Il faut savoir se perdre dans les allées de l’immense complexe qu’est l’Ahoy Rotterdam, s’écarter de ses chemins balisés, rentrer dans les petites salles pour enfin retrouver l’ambiance des clubs.

« C’est quoi, le jazz de Ramón Valle ? » interroge le pianiste cubain, et donne la réponse : Pas du jazz cubain, pas du latin-jazz non plus, simplement le jazz de Ramón Valle, libre comme il le définissait lors de notre rencontre en 2014. On connaissait le talent de compositeur du cousin de Maraca. Sur la scène du North Sea, il réinvente complètement son titre fétiche Levitando. Quelle inventivité ! Quelle vivacité ! L’orgue amène un semblant de modernité. Le jeune batteur néerlandais Jamie Peet apporte au trio une énergie renouvelée. Dans son nouvel album « The time is now », Ramón invite le trompettiste Roy Hargrove pour une touche contemporaine. On ressent pleinement sur scène cette nouvelle direction.

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Alors que vous avez trois jours de festival dans les jambes, que vous avez dormi cinq heures par nuit et que vous retrouvez déshydraté dans une salle surchauffée, la musique de Ramón Valle est une véritable oasis de fraîcheur.

Le North Sea, c’est fini. J’aurais pu vous raconter Pedrito Martinez, le Metropole Orkest, la New British Jazz Invasion, Snarky Puppy, Marcus Miller ou Gregory Porter... Quels que soient vos goûts en matière de jazz ou de musique noire, le North Sea Jazz, c’est la possibilité de se concocter un programme à la carte, un festival de rêve. Le seul piège à éviter est celui du zapping, mal insidieux qui a tendance à ronger la manifestation.