Jean-Maurice Ooghe, réalisateur du Tour de France, dans le car régie de France Télévisions. / France Télévisions

Dans quelques minutes, les coureurs vont s’élancer et avaler, comme d’ordinaire, quelque 200 kilomètres de bitume. Au même moment, Jean-Maurice Ooghe, le chef d’orchestre de ce barnum, prend place sur une chaise haute dans le car-régie de France Télévisions, situé à deux pas de la ligne d’arrivée. Devant lui, des écrans de toutes tailles et une équipe (une cinquantaine de personnes) qui exécute à la seconde près ses consignes. De son micro serre-tête, il est en contact permanent avec les différents cadreurs placés au départ, au finish, sur les cinq motos disséminées le long du parcours et dans les deux hélicoptères. « On est d’autant plus performant qu’on a des habitudes et qu’on se comprend sans se parler », assure Jean-Maurice Ooghe.

« Jean-Mo », comme on le surnomme, est le réalisateur du Tour de France depuis 1997. C’est à lui que revient la précieuse tâche de mettre en scène l’épreuve sportive la plus regardée au monde (hors année Jeux olympiques et Coupe du monde de football). Mais au moment de prendre l’antenne, aucun stress chez lui : « J’ai l’habitude. Si j’étais stressé, je serai déjà mort depuis longtemps », raconte-t-il.

Une série d’été en 21 épisodes

Le top départ vient d’être donné, et pendant plus de cinq heures, Jean-Maurice Ooghe, 65 ans, avalera seulement un café et quelques gorgées d’eau sans quitter son siège. Absorbé par les écrans, il cligne à peine des yeux, ne lâchant pas du regard les moniteurs pour éviter de louper la moindre image. Il ne veut rien rater car c’est lui également qui réalise la Grande Boucle pour les chaînes internationales.

Sans discontinuer, il parle à ses troupes en lançant des « très beau plan ça », en réclamant un ralenti, en positionnant motos et hélicoptères selon l’évolution de la course, ou encore en transmettant une consigne de dernière minute émanant de la police qui demande que ne soit plus filmé un site en raison d’une opération en cours. Il n’hésite pas à pousser une gueulante quand il lit une faute d’orthographe sur un bandeau ; ou à rappeler qu’il ne faut pas oublier de montrer les visages de ces millions d’anonymes massés sur les bords des routes. « Le public s’est approprié les caméras, les gens savent ce qu’il faut faire pour être repéré par les hélicos », se réjouit-il.

« Tout ce que vous voyez à l’écran, comme les monuments, les paysages, est écrit à l’avance. » Jean-Maurice Ooghe, réalisateur

Depuis des décennies, le Tour de France est la série d’été dont les 21 épisodes sont écrits au jour le jour par les coureurs. Le réalisateur ne maîtrise ni l’intrigue, ni le décor, ni les acteurs. Tout l’aspect sportif lui échappe, mais pour le reste, tout ce qui est montré à la télévision est « scénarisé ». « Je fais le Tour de France deux fois dans l’année. A partir de janvier, je repère le parcours et, pour chaque étape, j’écris un scénario qui va constituer la partie documentaire, explique Jean-Maurice Ooghe. Tout ce que vous voyez à l’écran, comme les monuments, les paysages, est écrit à l’avance. » Le fruit de ses repérages est répertorié dans un guide (« roadbook ») de six cents pages qui détaillent, avec les coordonnés GPS, les sites à filmer tout au long de l’étape avec une précision de géomètre. Traduit en anglais, ce guide est distribué aux commentateurs du monde entier. « C’est tellement précis que les cameramen sur les motos et les hélicoptères ont pour consigne de ne pas filmer ce qui n’est pas dans le roadbook, assure-t-il. Imaginez qu’ils voient un petit manoir que je n’avais pas prévu de montrer et qu’ils le tournent quand même. Si je le passe à l’antenne, les commentateurs vont être perdus. »

Un savoir-faire reconnu mondialement

Vendredi 27 juillet, lors de la 19e étape entre Lourdes (Hautes-Pyrénées) et Laruns (Pyrénées-Atlantiques), c’est lui qui a choisi de montrer, entre autres, l’église médiévale des Templiers, à Luz-Saint-Sauveur, ou le majestueux lac Bleu de Lesponne. Jean-Maurice Ooghe semble prendre un plaisir infini à mettre en valeur le patrimoine français. D’ailleurs, c’est devenu la marque de fabrique du Tour de France : ses longs plans séquences sur des paysages que l’on ne pensait trouver que dans des continents infiniment plus exotiques. Ce savoir-faire est mondialement reconnu et s’exporte même. Par exemple, les responsables du Giro (le Tour d’Italie) qui organisent des courses au Moyen-Orient, demande des conseils à M. Ooghe. « Le Tour de France a une technologie très performante grâce à laquelle nous sommes les meilleurs du monde. Mais si on est les meilleurs, c’est aussi du fait qu’on couvre la plus grande course au monde », déduit-il.

Et que dire du public ? Fin 2007, l’Institut Sportlab avait mené une enquête, commandée par des sponsors du Tour. A la question « pourquoi regardez-vous le Tour à la télévision ? », la réponse la plus fréquente avait été « pour les paysages » (22 %). Seulement 8 % des sondés avaient déclaré suivre la Grande Boucle « pour les champions et leurs exploits ». Cette place donnée à la culture et au patrimoine peut prendre sur certaines étapes jusqu’à 50 % du temps d’antenne. « Je dis souvent que je suis le réalisateur du Tour de France et du tour de la France, lance M. Ooghe. Je suis aussi le pilote d’un tapis volant sur lequel j’emmène les téléspectateurs faire une grande et belle ballade autour des monuments de la France. Ce côté culturel va d’une certaine manière permettre à un public qui n’aurait pas aimé le Tour à s’intéresser à la course. C’est gagnant-gagnant. »

Des caméras au cœur du peloton

Aujourd’hui, les organisateurs de la Grande Boucle revendiquent plus de 2 milliards de téléspectateurs (en audience cumulée) dans le monde sur plus de 180 pays. En France, les chiffres grimpent quelque peu après des années à la baisse, la faute aux différentes affaires liées au dopage. Le 22 juillet, France 2 a enregistré 4,03 millions de suiveurs, c’était 3,5 millions en 2012 (contre plus de 5 millions dans les années 1990).

Désormais, « Jean-Mo » a un autre défi : il aimerait se rapprocher davantage encore des coureurs tout au long de l’étape. « On a du mal à rendre compte de la vie à l’intérieur du peloton », reconnaît-il. Il y a bien huit caméras embarquées sur les vélos de coureurs, mais elles ne peuvent pas diffuser en direct ; les images sont récupérées après la course. Pour l’heure, tous les coureurs sont géolocalisés. « Ça ne se voit pas en termes d’images, mais ces capteurs améliorent de manière importante la compréhension de la course. S’il y a un incident comme une bordure, je peux mieux placer les caméras et donner des informations plus précises aux téléspectateurs. Avant on était à l’aveugle », souligne-t-il.

Haute voltige

Sur le Tour, Jean-Maurice Ooghe a toute liberté pour filmer la course : il assure ne recevoir aucune consigne de la part d’Amaury Sport Organisation (ASO), propriétaire de l’épreuve. Des huées du public destinées à Lance Armstrong, aux encouragements pour Warren Barguil, à l’hostilité contre Christopher Froome, rien ne passe à la trappe. « Cela fait parti de la dramaturgie du Tour, je les montre », affirme-t-il. En revanche, il évite au maximum de passer à l’antenne « les imbéciles » qui courent aux côtés des cyclistes pour éviter de les « inciter à faire cette connerie dangereuse ». Il s’interdit aussi d’être « sensationnaliste » lorsqu’un coureur se blesse gravement.

Jean-Maurice Ooghe se demande comment il réussit étape par étape à filmer une course en direct qui s’étend sur des centaines de kilomètres. « Ça paraît facile, mais je peux vous dire que c’est de la haute voltige en termes de technologie télé », assure-t-il. Car France Télévisions met à sa disposition plus de 300 techniciens. Sans compter notamment deux avions-relais, des drones. La Grande Boucle, c’est avant tout un blockbuster itinérant. Mais Jean-Maurice Ooghe préfère dire qu’« il y a un côté miraculeux » à réaliser et retransmettre, chaque été, le Tour de France.