A Montbazon (Indre-et-Loire), comme chaque été depuis quatre ans, la forteresse médiévale est prise d’assaut. Pas d’attaque au bélier ni de fantassins prêts à dégainer, mais une grosse trentaine de conférences et des animations qui jalonnent les trois jours du festival. Devant le plus vieux donjon de France encore debout, on parle d’histoire, avec un grand H.

Dans le public, l’atmosphère est loin d’être aussi studieuse que dans un colloque universitaire. On boit des pintes, on se déguise, on entonne quelques chansons paillardes dans une ambiance bon enfant. Il faut dire que les orateurs présents sur scène n’ont pas grand-chose à voir avec l’archétype de l’universitaire : ici, les interventions sont parsemées de blagues et durent trente minutes maximum. Bienvenue aux Historiques, le seul événement français autour de l’histoire à être organisé par des youtubeurs. Il s’est déroulé cette année du 20 au 22 juillet.

Julie Pilorget fait partie des trois universitaires ayant accepté de venir donner une conférence pendant les Historiques de Montbazon (Indre-et-Loire). / BASTIEN LION / LE MONDE

Aux manettes du festival, on retrouve Calie et Benjamin Brillaud, plus connus grâce à leurs chaînes respectives, Calidoscope et Nota Bene. Comme leurs invités, ils font partie de la petite communauté des vulgarisateurs de YouTube.

Mais cette année, parmi cette bande de potes connectés, trois invitées proposent un profil différent : Laurence de Cock, Mathilde Larrère et Julie Pilorget. Elles n’ont jamais fait de « face cam’» dans leur chambre, jamais eu à quémander des pouces bleus et des abonnements – bref, elles ne sont pas youtubeuses. Elles sont historiennes, doctorantes ou agrégées. Aux Historiques, c’est une première. C’est aussi une manière de montrer au monde universitaire que des passerelles peuvent exister entre deux univers qui ont toujours eu un peu de mal à se comprendre.

« Le syndrome de l’imposteur, c’est une réalité. »

Il est 18 h 30 quand Julie Pilorget monte sur la scène du festival. Sous une écrasante chaleur, elle s’assoit timidement au bord de la scène. Sa conférence s’intitule « Game of thrones à la lumière du genre ». Malgré sa maîtrise du sujet, difficile de lutter contre le trac au moment de prendre la parole devant près de 2 000 personnes venues avant tout voir et écouter leurs youtubeurs favoris. Pourtant, Julie Pilorget est l’une des personnes les plus légitimes à parler d’histoire à Montbazon ce 20 juillet. Après tout, elle a fait les études pour. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde.

Un phénomène peu connu des universitaires

A Montbazon, Benjamin Brillaud est un peu chez lui. A l’origine, Les Historiques étaient notamment pensées pour rencontrer les abonnés de sa chaîne, Nota Bene. / BASTIEN LION / LE MONDE

« Le syndrome de l’imposteur, c’est une réalité. » Avant de lancer sa chaîne, Benjamin Brillaud n’avait qu’une petite année de licence d’histoire derrière lui. Matière qu’il a vite délaissée au profit de l’audiovisuel. Alors au moment de débuter l’aventure Nota Bene, il a fallu prendre ses marques.

« Très vite, j’ai montré patte blanche aux universitaires en leur demandant des conseils, des relectures. Je n’avais pas le bagage pour ne pas tomber dans des pièges sur certains sujets complexes. »

C’est notamment sur la récolte d’informations qu’il a dû être plus rigoureux : « Sur un épisode standard, la recherche et l’écriture me prennent une bonne semaine, sans compter le temps de recherche d’illustrations qui peut parfois être très long. » Et une fois l’écriture bouclée, le vidéaste fait relire tous ses textes par des confrères, des professeurs et des chercheurs, réunis dans un groupe Facebook. Une manière de contrer la « peur de mal faire ».

« Dans le monde universitaire, tout le monde trouve la vulgarisation formidable, mais personne ne veut s’en charger. »

Herodot’com, Passé sauvage, Temps mort, Histony… Depuis le lancement de la chaîne Nota Bene, au côté d’autres pionniers du genre, l’histoire a pris une place confortable dans le champ de la vulgarisation sur YouTube. Plusieurs chaînes réunissent des dizaines de milliers d’abonnés et Nota Bene en affiche 734 000. De quoi arriver aux oreilles des « vrais » historiens ? Oui et non. Présente à Montbazon, Mathilde Larrère analyse :

« La plupart des universitaires ne connaissent pas ou peu le phénomène. Ce n’est pas vraiment du mépris, mais plus un cloisonnement, une méconnaissance. »

Cette maître de conférences en histoire contemporaine voit pourtant le phénomène comme un moyen pour le grand public de se réapproprier la matière.

Mais du côté des professionnels, le bât blesse. « Dans le champ académique, la vulgarisation, c’est vulgaire, confirme Laurence de Cock, professeure agrégée d’histoire. Ce n’est pas considéré comme un travail universitaire. Tout le monde trouve ça formidable, mais personne ne veut s’en charger. »

Le sexe au Moyen-âge - Nota Bene #29
Durée : 11:26

Des tee-shirts à l’effigie de Lorànt Deutsch

Le problème, c’est que si les historiens ne sortent pas de leur tour d’ivoire pour s’adresser au grand public, d’autres en profitent pour prendre les devants. « Ça devrait être le job de l’universitaire de s’emparer de la vulgarisation, commente Julie Pilorget. Sinon, ça laisse de l’espace aux charlatans et aux récupérations politiques de l’histoire. » Approximations, extrême droite, négationnisme… Ils s’emparent de tous les supports, YouTube compris. Dans les allées du festival, à Montbazon, Stéphane Bern et, surtout, Lorànt Deutsch suscitent la moquerie. Certains font même ironiquement dédicacer des tee-shirts à leur effigie.

Cloisonnée, la communauté des chercheurs est également peu inclusive, explique Julie Pilorget. « Le monde universitaire est encore très masculin dans le domaine de l’histoire. La vulgarisation sur Internet permet aux femmes de reprendre leur voix et de mettre en avant des personnages historiques féminins parfois délaissés. » Pas historienne pour un sou, Aude Gogny-Goubert, comédienne de formation, a pourtant choisi cette discipline au moment de se jeter seule dans le grand bain. « Je me suis rendu compte que je n’avais jamais eu de modèle féminin fort pendant mes cours à l’école » raconte-t-elle. C’est de ce constat qu’est né Virago, une série de chroniques ultra-documentées sur des femmes méconnues aux parcours exceptionnels.

#9 - La Princesse espionne - Virago - Noor Inayat Khan
Durée : 03:29

Avec sa chaîne C’est une autre histoire, Manon Bril, docteure en histoire antique, dépasse les 136 000 abonnés. Elle est le parfait double symbole de la visibilité offerte aux femmes sur YouTube, mais aussi du rapprochement opérable entre la discipline historique et sa vulgarisation sur le Web.

« Certains sujets font polémique dans des proportions inimaginables »

YouTube, un monde idéal ? N’exagérons rien. Car contrairement aux historiens, les vidéastes sont régulièrement l’objet de polémiques, parfois violentes, qui les poussent à s’autocensurer. Mathilde Larrère a beau être enthousiaste devant le travail des youtubeurs, « souvent très bien fait, aussi bien sur le fond que sur la forme », cette historienne engagée à la gauche de la gauche note toutefois « qu’ils n’assument que rarement le côté politique de la vulgarisation ». Certes, la totalité des vidéastes présents à Montbazon se revendiquent plus ou moins clairement de gauche. Mais sans même mettre en avant cet engagement, la simple étude d’un événement politisé peut générer un violent retour de bâton.

Clothilde Chamussy (Passé sauvage), ici aux Historiques de Montbazon pendant sa conférence sur les récupérations politiques de l’archéologie, fait partie des jeunes femmes ayant trouvé leur place sur YouTube. / BASTIEN LION / LE MONDE

Sur sa chaîne Parlons Y-Stoire, Baptist Cornabas en a fait les frais :

« Certains sujets font polémique dans des proportions inimaginables. Je voulais faire une série de vidéos sur la Syrie par exemple. Après le premier épisode, j’ai reçu des messages haineux, jusqu’aux menaces de mort. Du coup je m’autocensure, je ne ferai sûrement pas le deuxième épisode. »

La Syrie, ce bordel ! Episode 1 - Parlons Y-stoire #23
Durée : 14:36

Au-delà de l’impact psychologique, une mauvaise réception peut également avoir de graves conséquences sur le plan économique pour des vidéastes comme Nota Bene, qui vit de ses productions sur le Web. Faire polémique, c’est prendre le risque de se mettre à dos une partie du public et de perdre des vues rémunératrices.

YouTube, le chaînon manquant

Plus que l’opposition, c’est donc la complémentarité que devront chercher historiens et youtubeurs, affirme Laurence de Cock :

« On n’a pas le même public. Notre audience est parfois un peu intello, c’est une de nos limites. C’est donc important qu’on mette en place des passerelles, ça fait partie de notre mission de service public. »

D’autant que, selon elle, les rares tentatives du monde universitaire n’ont pas été de francs succès. « Il n’y a qu’à voir le bide complet qu’ont été les MOOC [modules de cours filmés et diffusés en ligne]. Rien que cet exemple prouve que les universitaires ont beaucoup à apprendre des youtubeurs. » Dans ce travail de transmission, chacune des deux parties aura son rôle à jouer. « Avant, l’histoire était réservée à ceux qui avaient le bagage intellectuel nécessaire, conclut Baptist Cornabas. Il n’y avait pas d’étape intermédiaire entre la télé, pas toujours très juste dans sa présentation des faits, et les livres. YouTube peut être le chaînon manquant. »

Notre reportage à Vidéo City, : premier festival des youtubeurs français

Cinq chaînes historiques pour aller plus loin

La chaîne : Asclépios

Le vidéaste : Jérémy Descoux

L’idée : Aborder l’histoire de la médecine pour lutter contre le « mysticisme » qui entoure cette discipline. Cardiologue de métier, Jérémy Descoux considère que c’est aux médecins de faire de la pédagogie sur ce sujet. « Avec toutes les conneries qu’on trouve sur Internet aujourd’hui, ce n’est pas le moment de ne rien dire aux gens. »

3 histoires insolites sur la Vaccination - Asclépios #2
Durée : 15:08

La chaîne : Passé sauvage

La vidéaste : Clothilde Chamussy

L’idée : Parler sérieusement d’archéologie, à rebours de l’image du chercheur à fouet et pistolet. « J’ai la même démarche pour réaliser une vidéo que pour produire un article scientifique », souligne Clothilde Chamussy du haut de ses cinq années d’études dans le domaine.

La disparition des Mayas / La minute nécessaire de Passé Sauvage #5
Durée : 09:49

La chaîne : Herodot’com

Le vidéaste : Frédéric Louarn

L’idée : Raconter l’histoire en séries. A titre d’exemple, Frédéric Louarn, qui se voit plus comme un « conteur » que comme un historien, travaille depuis maintenant deux ans sur les croisades.

Herodot'com - Siège d'Antioche I (1097-1098) : la Menace Franque
Durée : 11:18

La chaîne : C’est une autre histoire

La vidéaste : Manon Bril

L’idée : Avec ses 136 000 abonnés, Manon Champier, de son vrai nom, est l’étoile montante de la vulgarisation historique. Ses abonnés plébiscitent autant le sérieux scientifique de cette universitaire récemment devenue docteure en histoire antique, que son humour omniprésent et le montage dynamique de ses vidéos.

Pourquoi les statues ont des petits pénis ?
Durée : 08:14

La chaîne : Histony

Le vidéaste : Antoine Resche

L’idée : Docteur en histoire, Antoine Resche s’est détourné de l’enseignement pour lancer sa chaîne. Il y aborde des sujets souvent très politisés dans un format exigeant, avec parfois près d’une heure de vidéo en « face cam’ ». Détail intéressant, celui qui se considère comme une « courroie de transmission » tente souvent de mettre en avant les travaux de recherche de ses anciens confrères.

Nos ancêtres les... Troyens - Veni Vidi Sensi #11
Durée : 27:25