Emmanuel Vigneron est géographe et historien de la santé, professeur à l’université de Montpellier. Il est l’auteur de L’Hôpital et le Territoire (SPH éditions, 2017).

Comment expliquer la place prise par les services d’urgences dans notre système de santé ?

Ces services se sont toujours développés en réponse à une carence de la médecine de ville. Vers 1860, dans des villes qui étaient en pleine croissance, les médecins libéraux refusaient de se déplacer la nuit. La police prit l’habitude de conduire les blessés, les accidentés, les « poivrots » à l’hôpital où il y avait un interne, le plus souvent en chirurgie. La présence de médecins s’est progressivement imposée, surtout lors des épidémies infectieuses. En cent ans, les urgences sont devenues davantage médicales que chirurgicales.

Toutes relèvent alors de l’hôpital public ou du privé à but non lucratif…

Jusqu’à la fin des années 1980, l’hôpital public exerce un monopole de fait. En 1989, près de 1 400 services proposent des réponses de niveaux très différents, aucune loi ne les réglementant. Le niveau atteint par la réanimation médicale dans les années 1980 permet à la médecine d’urgence de mieux se définir. A partir de 1996, une succession de décrets et d’ordonnances vient préciser les obligations, ce qui réduit mécaniquement le nombre de sites. Parallèlement, dans chaque département, se mettent en place un SAMU, des SMUR, un centre 15.

Pourquoi les cliniques privées choisissent-elles alors d’investir ce secteur ?

Au début des années 2000, on commence à manquer de médecins libéraux. En 2003, un décret supprime l’obligation de participer aux gardes de nuit. Les patients se tournent vers les urgences. Les cliniques privées, qui, au départ, ne voulaient pas de tels services, voient une partie de leur clientèle partir vers le public, lequel n’a pas les moyens d’investir comme il le devrait. Pour ne pas perdre ces patients, elles réclament des autorisations, que l’Etat leur accorde au compte-gouttes, par crainte de voir les dépenses s’envoler. En les additionnant, il y en a tout de même eu 124 en vingt ans.

Au cours de cette période, l’hôpital public ferme 46 services. Comment l’expliquer ?

Globalement la puissance publique a plutôt bien résisté. Elle a supprimé un petit nombre de services dans les petites villes de la vieille France industrielle souvent rurale mais en a maintenu beaucoup. De 7 % à 8 % de la population, soit 5 à 6 millions de Français, demeurent loin des urgences, ce n’est pas rien.

D’autres services de proximité pourraient être amenés à fermer la nuit…

Les efforts sont de plus en plus difficiles à accomplir car ils concernent de moins en moins de monde. Il y a un vrai sujet d’abandon des zones rurales où la population n’est même plus suffisante pour permettre la viabilité d’un service, même tournant au ralenti et « à perte », surtout la nuit ! Mais abandonner ces établissements à leur sort, ce serait abandonner des territoires et leurs habitants.

Quelles sont les alternatives ?

Les habitants de ces territoires sont des Français comme les autres : il n’y a pas à leur faire la charité. L’Etat doit affirmer l’existence d’exceptions territoriales. Il ne doit, par ailleurs, jamais y avoir de fermeture sans mise en place de solution alternative. Pas de recomposition sans solution proposée à la population ; pas de « fermeture » sans maintenir ouvertes les portes d’accès. Des solutions d’acheminement peuvent être améliorées : antennes des services mobiles d’urgence, développement des transports héliportés médicalisés…

Il est beaucoup question de développer des centres de soins non programmés pour répondre à la hausse de la demande…

C’est un niveau qui a toujours manqué. De tels centres de diagnostics, dotés des moyens requis, de traitements, si possible, et d’orientations, si nécessaire, doivent être ouverts partout. Tous les médecins du territoire doivent pouvoir y accrocher leur blouse. Ce serait à la fois un gage de qualité et d’égalité.