Opérations de dépouillement du scrutin, au bureau de vote de l’école primaire David Livingston du centre d’Harare, au Zimbabwe, le 30 juillet. / MARCO LONGARI / AFP

Dans la petite cabane attenante au débit de boissons, les boules du billard claquent sec et il flotte une solide odeur de bière, mais l’enthousiasme électoral est la seule et véritable ivresse du jour. A Mufakoze, comme ailleurs dans tout le Zimbabwe, en ce lundi 30 juillet, on vote, on a voté, on s’apprête à voter. Avec un enthousiasme et un espoir qui justifient d’attendre des heures pour élire le premier président zimbabwéen de toute l’histoire du pays qui ne se nomme pas Robert Mugabe.

En soi, l’absence sur les bulletins de vote du nom de cet homme de 94 ans, qui a dirigé le pays depuis l’indépendance avant d’être renversé par l’armée en novembre dernier, est exceptionnelle. Or, le coup d’état d’il y a huit mois, s’il a permis à son parti, la Zanu-PF, de se maintenir au pouvoir, a aussi enclenché des phénomènes profonds. Une forme de peur s’est en partie effondrée. L’espoir d’un changement est devenu plus tangible. Emmerson Mnangagawa, le proche de Mugabe tombé en disgrâce et qui a pris le pouvoir en novembre avec l’appui des militaires, promet de réformer le pays de fond en comble. Son principal rival, l’opposant Nelson Chamisa, dit à peu près la même chose. Dans un pays où le chômage atteint 90 %, on attend beaucoup de cette nouvelle façon de parler de politique.

D’autant que pour la première fois, une campagne électorale au Zimbabwe s’est déroulée sans violences massives détectables. Le principal parti d’opposition, le MDC (mouvement pour le changement démocratique) a pu organiser des meetings, de plus en plus importants à mesure que passaient les semaines. Il y a au final 23 candidats à l’élection présidentielle, et plus de cent partis politiques qui prennent part aux législatives. Certes, la libéralisation a des limites. Des témoignages compilés par Le Monde font état, dans les campagnes éloignées des grands centres urbains où sont stationnés des militaires qui conduisent la campagne « command agriculture » (maîtriser l’agriculture) sous la responsabilité d’Emmerson Mnangagwa, de campagnes de « porte à porte » pour pousser les électeurs à rester fidèle à la Zanu-PF. On y distribue de la nourriture. On y achète la production – exceptionnelle – de l’année au-dessus des cours mondiaux, dans un pays où les devises manquent.

« Le diable est dans l’Histoire »

Mufakoze, à vingt kilomètres de Harare, est une ville qui souffre à la fois des maux de la ville, et de ceux de la campagne du Zimbabwe. Cela signifie : chômage vertigineux, systèmes d’eau, d’égouts et d’électricité sinistrés. Mais pas d’agriculture. Et, traditionnellement, une forte présence des services de sécurité en cas d’élections. Cette fois-ci, la pression s’est relâchée. Emmerson Mnangagwa a besoin de la légitimation d’une élection à peu près acceptable pour faire oublier les conditions de son accession au pouvoir.

Et en ce jour de scrutin, tout semble possible. Tafadzwa Sigauke a interrompu son activité de changeur d’argent au noir, veut croire à une lame de fond du MDC, mais ajoute : « Je me méfie. Chez nous on ne dit pas : le diable est dans les détails, mais : le diable est dans l’Histoire. En matière d’élections, nous avons une Histoire traumatique. Les bulletins trafiqués, les urnes bourrées, etc. Ces gens ont trente-huit ans d’entraînement derrière eux. » Il définit son espérance en termes simples : « J’espère que ce pays va réellement changer. Sinon, on va tous mourir sans voir à quoi ressemble notre nom sur une fiche de paye. »

Comme tant d’autres jeunes, il a reçu directement, sur son téléphone, un message en provenance d’un responsable de la Zanu-PF l’invitant à un entretien en tête à tête. Pour voter, il a fallu aller s’inscrire sur les listes, et donner son numéro de portable. C’est ce numéro, confié à la Commission électorale du Zimbabwe (ZEC), qu’utilise la Zanu-PF pour contacter les électeurs, sur l’application de messagerie instantanée WhatsApp. La peur ressurgit aussitôt. Lors des élections de 2008, entre autres brutalités déclenchées contre les électeurs de l’opposition entre les deux tours de la présidentielle, à Mufakoze, certains ont été amputés d’une main ou d’un bras. A la fin, le candidat du MDC, Morgan Tsvangirai, avait préféré abandonner la victoire à Robert Mugabe, pour que cesse le massacre.

Des habitudes électorales bouleversées

Encore récemment, il était d’usage de considérer que les villes étaient acquises à son parti, et perdues pour la Zanu-PF, mais que les campagnes étaient verrouillées par la Zanu-PF. Or, la proportion d’électeurs au Zimbabwe est en faveur des ruraux : avec 3,8 millions d’électeurs inscrits, ils représentent les deux tiers du fichier électoral contre un tiers (1,87 million) pour les urbains. Cette division est non seulement artificielle, mais en voie de mutation. Elle ne tient pas compte du fait que la population jeune a des opinions différentes de celles de ses aînés, entend moins obéir aux chefs traditionnels, notamment. Or, les moins de trente ans représentent 43 % des électeurs.

A Bulawayo, une source dans une commune très rurale, racontait récemment les opinions de ses voisins, foulées aux pieds lors des élections passées : « Aux dernières élections, les gens écrivaient MDC sur leur vache, ou sur le sol avec des pierres. Les policiers devenaient fous quand ils voyaient passer les troupeaux. Mais quand les résultats de notre bureau de vote ont été publiés, la Zanu-PF l’avait emporté à plus de 90 %, ce qui était impossible. »

Les techniques de manipulation des résultats sont encore nombreuses. Le fichier électoral définitif, par exemple, n’a été rendu public que juste avant l’ouverture des bureaux de vote. L’indépendance de la ZEC, où siègent des militaires, constitue une préoccupation majeure. Pendant ce temps, dans une autre ville-satellite de Harare, Simba est rentré chez lui après avoir voté. Il se prépare mentalement pour le jour des résultats, qui devraient être proclamés dans un délai de 5 jours. En cas de défaite de l’opposition, il est sur la même longueur d’onde que son chef, Nelson Chamisa, qui a déjà annoncé qu’il jugeait, en substance, une défaite impossible. « Pourquoi j’ai voté, sachant qu’ils vont tenter de voler encore l’élection ? parce que je veux avoir mis mon bulletin dans l’urne pour pouvoir dire : je descends dans la rue pour obtenir ce qui nous revient, notre victoire. » Nelson Chamisa a déjà averti qu’il lancerait, s’il jugeait que la fraude avait joué un rôle déterminant, un appel pour « paralyser le pays ».