« The Amazing Patate Show », plus généralement et sobrement appelée « chanson de la patate ». / Alexis Leclabart

A la radio en 2003, Florent Pagny veillait farouchement à sa liberté de pensée, Lorie dansait sur un air latino, tandis que le duo nantais de Tragédie était saisi d’un doute affreux : est-ce qu’on l’entendait ? Hey ho ?

Mais sur Internet, une patate faisait résonner un tout autre refrain. Oui, c’est vrai, à cette époque, « la vie [était] dure », reconnaissait-elle volontiers. Mais rien d’insurmontable, à condition d’observer les quelques mantras (se tenir droit, éviter la chaussée, courir vite) distillés par le volubile tubercule.

La chanson est accompagnée d’un clip d’une minute et quarante secondes qui voit la fameuse patate déguisée en Maurice Chevalier : l’animation, au format Flash, connaît un succès foudroyant. Il n’est pas exagéré d’avancer qu’il s’agit d’un des premiers phénomènes de l’Internet français. Comme à la même époque le Terriblement efficace de Tessa Martin, la chanson se répand comme une traînée de poudre, de boîte e-mail en messages MSN.

YouTube n’existe pas encore, et pourtant, tous les internautes de 2003 l’ont vu, beaucoup l’ont chantonné. Un vétéran français du Net aura du mal à réprimer une bouffée de nostalgie à l’évocation de sa coda étourdissante, « gnagnagnagna-gna-gnagna ».

Qui est l’auteur de cette entêtante rengaine ? Et quel est son message caché ? Seul indice à l’époque : le mystérieux logo « Enlive », une société désormais défunte, qui apparaît en préambule de la vidéo.

La Patate - The amazing Patate Show Clip
Durée : 01:41

Tout un univers

Enlive, en 2003, c’est une entreprise spécialisée dans la communication sur le Web. Alexis Leclabart, 23 ans, y a un boulot : faire la promotion des animateurs maison. Il a aussi une passion, écrire des chansons pour les mômes. La plupart ne dépassent pas le cercle familial, mais il y en a une, une histoire de patate, qui fait rigoler aussi les copains.

Il débarque un jour avec une idée, et un story-board : il veut demander à un animateur de la boîte de donner vie à la chanson de la patate, histoire de faire la démonstration du savoir-faire d’Enlive. Ils diffusent le clip par e-mail auprès de quelques amis. « Au bout d’une semaine, on a fini par recevoir notre propre animation dans notre boîte e-mail ! De la part d’un pote qui nous disait "regardez ça, c’est marrant", se souvient aujourd’hui M. Leclabart. C’est le début officiel de la patate. »

Pressentant le potentiel viral (on ne dit pas encore « buzz ») de l’animation, il lance Lapatate.com, qui propose alors à tout un chacun de découvrir le précieux petit film. Les choses s’emballent. Rapidement, le site dépasse, selon M. Leclabart, les 30 millions de visiteurs uniques. « Je ne sais pas si si ça sortait aujourd’hui ça ferait le même buzz, concède-t-il, parce que tout le monde fait du contenu. Mais à l’époque, c’était la seule animation marrante qui se baladait. »

Même les médias se penchent sur le phénomène. « Pendant deux ans ça a été la folie. Une émission d’Europe 2 s’en servait comme jingle, on est passé sur Télé Matin, on a gagné des prix, s’enthousiasme-t-il encore aujourd’hui. Et là je me suis dit, c’est con, y’a un truc à faire, quand même. »

Le truc en question, ce sera un album, enregistré dans les studios Lollipop Music de Philippe Gauthier, la voix des pubs Leclerc à la radio (« le mec adorait La Patate »). « L’Alboom », huit titres, dont une reprise de La Patate, mais aussi tout un univers à l’échelle d’une maison, fait de bonbons, de mobylette et de bonhomme de neige.

Alexis Leclabart a une soixantaine de chansons dans sa guitare. Assez pour une trilogie d’albums. Avec son « acolyte » Jonathan Marouani, musicien et illustrateur, ils s’imaginent en Gorillaz de la chanson pour enfants, en développant tout un univers graphique, des produits dérivés, des carnets de coloriage. « On avait tout ! »

Lui, ne tient pas en très haute estime la musique pour enfants en général. Cite Pierre Perret, sauve Vincent Malone (Le Roi des papas), mais, en dehors de ces figures tutélaires, point de salut : « Souvent les mélodies sont un peu chiantes, les textes un peu débiles. Alors que dans chacune de nos chansons, tu vas retrouver une petite morale. » Ne reste plus qu’à en convaincre les maisons de disque.

« Toutes nos chansons avaient une petite morale » / Alexis Leclabart

Parrain de business

Pour cela, Alexis Leclabart peut compter sur un parrain inattendu, en la personne de Philippe Lavil. « Il a essayé d’en parler, raconte l’homme à la patate, évasif. Il m’a expliqué un peu comment ça marchait, il m’a peut-être ouvert la porte de contacts, la bonne personne à qui envoyer ça, chez les majors. »

Qu’est ce que l’interprète d’Il tape sur des bambous vient donc faire dans cette histoire ? C’est un ami de sa famille. Alexis Leclabart explique que c’est pour sa fille, Lola, 9 ans à l’époque, qu’il a d’ailleurs écrit sa toute première chanson… qui n’est autre que la chanson de la patate.

« C’était en août 2000. On était en Martinique. Lola vient me voir en me disant “t’as une guitare, tu joues de la musique ? Fais-moi une chanson sur les patates”. Ça s’est passé en une soirée, comme je fais toujours pour mes chansons. J’ai grattouillé, j’ai trouvé un air… Là je voulais jouer un peu en mode Brassens », se souvient-il, avant de répondre à une question qu’on ne lui a pas posée : « Est-ce que j’ai essayé d’écrire pour épater le père ? Je pense, pas du tout ! C’est vraiment pour Lola. »

Mais en cette période de crise du disque, les conseils avisés d’un artiste reconnu ne suffisent pas. Les majors qu’Alexis Leclabart démarche depuis 2006 font la sourde oreille, quand dans le même temps une poignée d’autres sensations du Net, comme le rappeur Kamini, réussissent, eux, à transformer l’essai. Au moment d’en parler, on croit presque déceler une pointe d’aigreur dans la voix du sinon si enthousiaste M. Patate.

« Un jour, Kamini était au Grand Journal. Sa vidéo arborait 8 millions de visiteurs uniques, nous, on avait déjà passé la barre des 30. Je me disais, pourquoi nous, on n’y est pas ? Mais, au fond, on s’en foutait. »

Deux autres albums, « Le retour de la patate » et « La patate contre-attaque » sont d’ores et déjà prêts à être enregistrés. / Alexis Leclabart

Des moments de vie

Quinze années ont passé, et Alexis Leclabart avoue avoir toujours un « Alboom » de la patate dans son scooter, « au cas où ». Récemment, il était ravi que son morceau figure dans la pièce de théâtre Merci pour le bruit, de Charlotte Gabris, et raconte aussi cette anecdote :

« Ma femme a refait l’appartement de Calogero : elle lui a spontanément glissé un album, qu’il a adoré. Il se souvenait de la chanson, ça lui a fait plaisir… Mais bon, il allait pas faire non plus la promotion du truc, j’ai pas fait le forcing. »

Car M. Leclabart le reconnaît volontiers : il semble désormais improbable que la chanson La Patate fasse de lui une star de la chanson pour enfants, un nouveau Pierre Perret. Fini de rigoler : il a, depuis l’an dernier, une petite fille, à laquelle il joue la chanson le soir (« elle adore, même si j’ai un peu plus de mal à faire la vraie voix ! »), et dit ne plus attendre que la patate cartonne, « sinon je peux toujours attendre… »

Et il s’en fiche. Il préfère raconter les mille fois où son quotidien le ramène à cette chanson plus célèbre que lui, quand un collègue lui explique que La Patate a bercé son enfance, qu’un gamin la chante dans une cour de récréation, qu’une inconnue lui envoie un e-mail pour lui dire qu’elle avait dansé dessus à son mariage. Ou encore cette fois où il s’est retrouvé dans une file d’attente. « D’un seul coup, y’a un téléphone qui sonne : la patate. Improbable ! Ce genre de choses, ça me fait plaisir, c’est juste génial. » Il l’assure, faire partie des « archives d’Internet » suffit à son bonheur.