Ce fut l’un de ses premiers gestes après son arrivée. Dès qu’il a foulé le sol d’Ambo, lundi 6 août, Jawar Mohammed a ôté ses chaussures. Cette ville de la région Oromia, la plus vaste d’Ethiopie, située à 120 km à l’ouest d’Addis-Abeba, a été au coeur d’une contestation anti-gouvernementale qui a duré plus de trois ans. Jusqu’à la démission du premier ministre Hailemariam Desalegn, en février. M. Jawar ressentait le besoin de se rendre auprès de ceux à qui il a parlé « jour et nuit ». « J’étais si fier d’eux. Ils ont montré l’exemple à tout le pays. Je leur avais promis qu’un jour, quand viendrait la liberté, je marcherais pieds nus, raconte-t-il. C’était très émouvant. »

« C’est bon de ne plus être un terroriste »

Il y a encore quelques mois, Jawar Mohammed, 32 ans, n’aurait pas pu faire ce geste. Le directeur exécutif de la chaîne Oromia Media Network (OMN), qui vivait aux Etats-Unis, était persona non grata en Ethiopie, où il n’avait pas posé un orteil depuis dix ans. C’était l’un des ennemis jurés du régime qui, en 2017, l’a inculpé d’incitation à la violence. Son média, diffusé par satellite, était interdit. Mais ces charges ont été abandonnées après l’arrivée au pouvoir du nouveau chef de gouvernement, Abiy Ahmed. « C’est bon de ne plus être un terroriste », s’est réjoui l’ancien proscrit lors d’une conférence de presse à son arrivée, dimanche.

En Ethiopie, la simple évocation de son prénom suscite avec une même intensité admiration ou aversion. Habitant de Minneapolis, il est l’un des artisans « visibles » du mouvement qui a contribué à faire plier le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), la coalition au pouvoir depuis vingt-sept ans. Diplômé des universités de Columbia et de Stanford, cet homme au visage rond et au petit bouc a réussi à devenir « le stratège et le communicant de la révolution » oromo à 12 000 km de distance. Son arme ? Son immense popularité sur les réseaux sociaux : 72 000 abonnés sur Twitter et près de 1,4 million sur Facebook.

Pendant trois ans, rivé sur son écran d’ordinateur, il s’est insurgé contre la répression des manifestations et l’oppression historique des Oromo, la communauté la plus nombreuse du pays, dont il est issu. Il a vilipendé le pouvoir et dicté la conduite à une base militante présente sur le terrain : les Qeerroo, les jeunes manifestants oromo. Blocus, boycotts, manifestations… Ces jeunes à la pointe de la contestation obéissaient au doigt et à l’œil aux ordres de ce gourou virtuel qu’ils ont accueilli en héros.

Il se dit « Oromo d’abord »

« Nous avons conçu un mouvement horizontal où le gouvernement ne pouvait pas détecter où se trouvait la chaîne de commandement », explique M. Jawar avec fierté et le souci de conserver une part d’ombre. Il prétend que ce mouvement a réussi à « infiltrer » l’Organisation démocratique des peuples oromo (OPDO), parti membre de la coalition au pouvoir, dirigé par M. Abiy, qui s’est rangé du côté des manifestants dès fin 2016 et a impulsé un changement à l’intérieur de l’EPRDF. « Nous avons créé une machinerie mystérieuse, sophistiquée et efficace », dit-il d’un ton sibyllin.

Le militant oromo Jawar Mohammed lors d’une conférence de presse à son arrivée à Addis-Abeba, en Ethiopie, le 5 août 2018. / Tiksa Negeri / REUTERS

Les déclarations choc de M. Jawar ont, par le passé, fait de lui un personnage controversé. Cet ethno-nationaliste de confession musulmane se prétend « Oromo d’abord », avant d’être Ethiopien. Il a régulièrement été accusé de prêcher la haine, notamment contre les Chrétiens. En 2013, dans une vidéo, il disait : « Mon village est musulman à 99 %. Si quelqu’un s’exprime contre nous, nous lui trancherons la gorge avec une machette. » Une déclaration totalement « sortie de son contexte », se justifie-t-il a posteriori, prétextant de la diversité religieuse de sa famille, sa mère étant chrétienne et son père musulman. Il estime que ses adversaires ont tenté de l’« attaquer avec le discours mondial contre l’islamisme et l’extrémisme ».

Pas question non plus d’accepter l’étiquette de mauvais génie que lui ont collée ses détracteurs. « Si je prêchais la haine, j’aurais détruit l’EPRDF pour ce qu’ils ont fait à mon peuple, à mes camarades. Ils étaient à la merci des Qeerroo, affirme-t-il. Si nous voulions séparer ce pays, c’était si facile, et nous pouvons le faire maintenant, cela ne nous prendrait pas une semaine. Aujourd’hui, nous pouvons déclarer une Oromia indépendante, personne ne peut nous arrêter. » Mais M. Jawar l’assure, il n’est pas sécessionniste et croit au modèle éthiopien de fédéralisme ethnique, instauré dans les années 1990, à condition qu’il y ait la démocratie et une autonomie des régions.

Un personnage provocateur

Cependant, certains observateurs ne peuvent s’empêcher de craindre le réveil d’un ultranationalisme oromo et les agissements d’un personnage provocateur, fier d’avoir « créé une génération prête à mourir en masse ». « Jawar est très dangereux, d’une ambition folle et démagogue. En fait, tout le monde le ménage parce qu’il a une immense popularité, notamment auprès des Qeerroo, mais tout ce que l’Oromia compte de leaders politiques et d’intellectuels s’en méfient comme de la peste », souligne un observateur.

Engagé dans une politique de réconciliation avec l’opposition et de séduction d’une diaspora importante et souvent sans concessions envers les autorités, M. Abiy l’a rencontré fin juillet lors d’une tournée américaine… Peut-être dans l’espoir d’assourdir une voix en mesure d’altérer sa popularité et de susciter des réticences à ses réformes.

Aujourd’hui, M. Jawar salue le fait que le nouveau gouvernement soit « sur la bonne voie » mais avertit qu’il demeure sous surveillance et que la « lutte » n’est pas terminée. « Nous devons veiller à ce que le pays évolue très rapidement vers la démocratie et faire en sorte qu’il y ait suffisamment de pression sur le gouvernement pour aller vers des élections libres, équitables et compétitives » en 2020.

Le militant souhaite pour l’heure réviser la ligne éditoriale de son média, créé en 2014 et financé par la diaspora. Le journaliste Mohammed Ademo, fondateur et rédacteur en chef du site OPride, salue cette décision : « Jawar a utilisé cette plate-forme pour amplifier la voix des manifestants. Journalistiquement, ils ont commis des erreurs. Ils surestimaient le nombre de morts, utilisaient de mauvaises photos qui ne venaient pas d’Oromia, étaient motivés par leurs émotions et leur agenda. Mais ils ont réussi et je suis heureux pour lui et son organisation, qui, je l’espère, va devenir un média professionnel. »

L’objectivité de Jawar Mohammed devrait rapidement être mise à l’épreuve. Il jure en tout cas ne pas avoir d’ambition politique. « Je veux être un conseiller. Je suis ici pour servir les gens », assure-t-il. Et plus seulement derrière un ordinateur.