Monument en hommage aux victimes du massacre du 24 mars 2014 à Boali, en Centrafrique. / FLORENT VERGNES / AFP

Tribune. Au début d’une guerre civile brutale en Centrafrique, en 2012, des soldats de la paix de l’Union africaine (UA) ont été déployés pour tenter de mettre fin aux attaques perpétrées contre les civils et apporter la stabilité dans le pays dans le cadre de la Misca (Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine). Cependant, non seulement ils se montrés impuissants à faire cesser le carnage, mais, lors d’un horrible incident au moins, les soldats de la paix ont eux-mêmes commis des attaques de sang-froid, avant de tenter d’en dissimuler les preuves.

Le 24 mars 2014, à Boali, des tensions ont éclaté entre un contingent de la Misca en provenance du Congo-Brazzaville et les anti-balaka, un groupe armé à majorité chrétienne. Suite à une escalade, le prétendu « général » anti-balaka Maurice Konomo a ordonné à ses hommes de « partir en guerre » contre les soldats de la Misca. L’un d’entre eux a été tué. Outrés par le meurtre d’un des leurs, une vingtaine de soldats congolais de la Misca se sont rendus chez Konomo et ont encerclé son domicile, tuant un garçon par balle.

Les soldats de la paix congolais ont alors détenu douze personnes, y compris des femmes et des enfants. Les détenus ont été conduits dans des résidences d’officiers de la Misca, près de la base à Boali. Les soldats de la paix ont ordonné à tous les civils du secteur de rentrer chez eux. Les habitants ont affirmé avoir entendu des coups de feu plus tard dans la nuit et, le lendemain, ont trouvé des traces de sang à plusieurs endroits, notamment près de la pompe à eau où les soldats de la paix avaient nettoyé leurs véhicules.

Disparitions forcées, tortures et exécutions

Le lendemain de l’attaque, la mission de maintien de la paix a publié un communiqué de presse condamnant le meurtre du soldat à Boali et indiquant que des hommes armés étaient responsables. Elle a déclaré que ses troupes avaient riposté, tuant douze assaillants, identifiés par la suite comme des anti-balaka. Quelques mois plus tard, la Misca a admis auprès d’une équipe de la commission d’enquête internationale des Nations unies que le communiqué de presse ne reflétait pas ce qui s’était réellement passé et qu’il avait été publié trop hâtivement.

Alors que l’UA avait promis des enquêtes et déclaré qu’un rapport interne avait été rédigé, il semblerait qu’il ne s’agissait pour elle que de gagner du temps. En septembre 2014, le maintien de la paix, assuré jusque-là par l’UA, devait être confié à une opération de l’ONU, et il semble que des responsables de l’UA espéraient que cette affaire puisse être mise de côté.

Le 5 juin 2015, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a publié un rapport dans lequel il est établi que les troupes de la Misca se sont livrées à Boali à des actes de disparition forcée, des tortures et des exécutions extrajudiciaires. En 2016, les restes des douze victimes que les soldats de la paix avaient détenues ont été exhumés d’une fosse commune située près de la base de la mission de maintien de la paix de l’ONU.

De 2014 à 2016, Human Rights Watch a mené ses propres investigations et a conclu que les soldats de la paix étaient les auteurs des meurtres. Des experts de la Human Rights Clinic, rattachée à la faculté de droit de Columbia, et de l’équipe d’anthropologie médicolégale d’Argentine ont aidé les autorités centrafricaines à enquêter sur ces meurtres. En novembre 2017, un rapport a été remis au juge d’instruction centrafricain.

Les éléments de preuve, qu’il s’agisse de témoignages ou des exhumations, sont irréfutables : les soldats de la paix de l’UA ont commis un crime atroce, tuant les personnes qu’ils étaient censés protéger.

Un déni de justice pour les familles

L’impunité est un des moteurs du conflit en Centrafrique. Depuis que les milices majoritairement musulmanes de la Séléka ont lancé une offensive en 2012, très peu de responsables de crimes graves ont été tenus pour comptables de leurs actes. Les autorités congolaises ont d’abord nié les allégations de meurtres portées contre leurs hommes, mais l’attention portée à cette affaire semble avoir déclenché une réaction. En 2016, la justice congolaise a demandé des informations aux autorités centrafricaines au sujet de cet incident et placé en détention trois de ses soldats de la paix, dont le commandant de Boali, Bonaventure Abena.

Les trois soldats de la paix ont été jugés à Brazzaville en avril 2018. Ce procès aurait pu être une chance pour les autorités congolaises de montrer l’exemple, en tenant pour comptables de leurs actes des soldats de la paix internationaux et en leur infligeant des peines proportionnelles à la gravité de leurs crimes. Au contraire, elles n’ont rendu publiques que peu d’informations et n’ont pas communiqué avec leurs homologues centrafricains ou les familles des victimes. Les trois hommes ont été reconnus coupables de crimes de guerre, mais ont été condamnés à des peines de trois ans seulement. Ils sont à présent libres.

La clémence de ce verdict envoie un message profondément décevant s’agissant de l’établissement des responsabilités pour les crimes perpétrés par les soldats de la paix, alors que des dizaines d’autres, y compris des troupes de l’ONU, sont visés par des allégations de meurtre, d’abus et d’exploitation sexuels. En outre, ce jugement est un déni de justice pour les familles des victimes. Dans une lettre adressée au tribunal congolais et rendue publique le 9 août, un collectif de familles des victimes de Boali s’est déclaré consterné par la brièveté des peines et indigné de ne pas avoir été invité à participer au procès. Il demande des éclaircissements sur la manière dont ces peines légères ont été déterminées et, dans le cas où les explications fournies s’avéreraient insatisfaisantes, envisagerait de demander à la cour de reconsidérer sa décision.

Vers des poursuites civiles

Les familles des victimes souhaitent également obtenir réparation. Elles envisagent des poursuites civiles contre les hommes condamnés, une démarche difficile à organiser, en l’absence d’une assistance, dans un pays tiers et une juridiction différente. C’est précisément sur ce point que l’UA peut encore faire une différence positive. Elle devrait tout d’abord rendre public son rapport de 2014 sur ces meurtres et expliquer la manière dont elle peut mieux tenir pour comptables de leurs actes ses propres soldats de la paix lorsqu’ils sont accusés de crimes graves. Elle devrait ensuite soutenir les familles dans leur procès civil. Enfin, l’UA devrait suivre de près le procès et faire des déclarations publiques à l’issue du verdict.

Les condamnations prononcées par les tribunaux congolais constituent une grave injustice, mais l’UA peut encore agir pour apporter un peu de justice aux familles des victimes.

Lewis Mudge est chercheur senior auprès de la division Afrique de Human Rights Watch.