La police utilise un canon à eau contre des manifestants, à Bucarest, en Roumanie, le 10 août. / INQUAM PHOTOS / REUTERS

Gaz lacrymogènes, canons à l’eau, des gendarmes très énervés et des Roumains encore plus énervés : le tableau rappelle la chute du régime communiste, à Bucarest, en décembre 1989. Et pourtant, la scène s’est déroulée vendredi 10 août dans la soirée sur la place de la Victoire, devant le siège du gouvernement, où 80 000 Roumains de la diaspora s’étaient rassemblés pour manifester contre la corruption institutionnalisée qui gangrène leur pays d’origine. C’est là que les Bucarestois se rassemblent lorsqu’ils sentent que leurs droits sont menacés.

Nicusor Vasile, petit entrepreneur dans le bâtiment émigré à Bruxelles depuis cinq ans, a fait 2 200 kilomètres de route pour se rendre à Bucarest. « On attendait un million de personnes dans la rue mais on a tout fait pour nous décourager, affirme-t-il. J’étais sûr que l’on tenterait de détourner notre manifestation, mais pourquoi une telle violence ? Ce que je vois me rappelle le dernier jour du dictateur Nicolae Ceausescu, en décembre 1989. »

M. Vasile, 45 ans, a quitté la Roumanie en 2013 pour s’installer à Bruxelles à la recherche d’une vie que son pays lui interdisait. « J’en avais marre, explique-t-il. En Roumanie je travaillais jusqu’à douze heures par jour et j’avais du mal à joindre les deux bouts. Nous avons tout ce qu’il faut pour vivre aussi bien à Bucarest qu’à Bruxelles ou à Paris, mais la corruption a détruit ce pays. »

A l’instar de M. Vasile, des millions de Roumains sont partis chercher une vie meilleure en Europe de l’Ouest. Officiellement, trois millions ont émigré en Occident, mais selon les associations de la diaspora il y en aurait cinq millions, à savoir un Roumain sur quatre. C’est grâce à eux que l’économie du pays s’est maintenue. Tous les ans ils envoient à leurs familles environ cinq milliards d’euros, une somme importante dans un pays où le salaire moyen est de 500 euros.

Colère

Le 10 août, ils s’étaient donné rendez-vous dans la capitale pour exprimer leur colère contre le gouvernement, qui veut stopper la campagne anticorruption entamée par les procureurs.

« Les hommes politiques sont allés trop loin, ils se comportent comme des gens auxquels tout est permis, selon Nicusor Vasile. Bien que j’habite Bruxelles et travaille en Belgique et en France je suis ce qui se passe en Roumanie. Ma femme et ma fille vivent ici et c’est ici que je veux vivre, mais si tu es honnête dans un pays corrompu jusqu’à la mœlle, tu crèves. Je ne veux pas vivre toute ma vie à l’étranger, je veux vivre avec ma famille dans un pays qui respecte les règles. Mais comment peut-on respecter la loi si ceux qui la font, nos députés et nos gouvernants, ne la respectent pas ? »

Le mécontentement des Roumains est monté d’un cran en février 2017, lorsque le gouvernement social-démocrate a tenté de stopper la campagne anticorruption. Après une victoire écrasante aux élections législatives qui ont eu lieu en décembre 2016, Liviu Dragnea, leur chef de file, n’a pas pu devenir premier ministre en raison d’une condamnation pénale à deux ans de prison avec sursis pour fraude électorale. Le 20 juin 2018, il a été condamné une deuxième fois à trois ans et demi de prison ferme pour abus de pouvoir.

Le chef de file des sociaux-démocrates, président de la Chambre des députés, fait également l’objet d’une troisième enquête pénale pour avoir détourné 20 millions d’euros de fonds européens à travers une société de construction d’autoroutes.

Mais M. Dragnea a trouvé la parade : modifier le code pénal pour blanchir son casier judiciaire et limiter drastiquement le pouvoir des magistrats. Le 18 juin, les députés ont voté un nouveau code pénal, que les spécialistes considèrent aberrant. Mais le texte sauve Liviu Dragnea.

Craintes quant à l’Etat de droit

La Commission européenne et les instances occidentales s’inquiètent au sujet de l’Etat de droit en Roumanie, d’autant plus que le pays assurera la présidence tournante de l’Union européenne pendant six mois à partir du 1er janvier 2019. Le 28 juin, douze pays occidentaux, dont la France et les Etats-Unis, avaient exhorté le Parlement roumain à ne pas modifier la loi pénale. « Nous appelons nos partenaires roumains à éviter des modifications qui pourraient affaiblir l’Etat de droit et la capacité de la Roumanie à lutter contre la délinquance et la corruption », déclarait le communiqué des chancelleries occidentales à Bucarest.

Le 10 juillet, la France est revenue à la charge avec une déclaration du porte-parole du Quai d’Orsay : « A quelques mois de la présidence roumaine du Conseil de l’Union européenne, la France et ses partenaires européens resteront vigilants sur l’évolution de la situation de l’Etat de droit en Roumanie. »

Les Roumains de la diaspora craignent eux aussi pour l’Etat de droit dans leur pays. Vendredi, le président libéral Klaus Iohannis a affiché sa solidarité avec les manifestants et a aussitôt réagi au zèle policier du gouvernement. « Je condamne l’intervention brutale de la gendarmerie, disproportionnée par rapport à l’attitude paisible de la plupart des manifestants », a-t-il déclaré.

Cette intervention violente n’a fait qu’aggraver l’exaspération des cinq millions de Roumains qui ont émigré à l’Ouest. Ils demandent la démission du gouvernement et des élections anticipées. « Nous ne céderons pas, promet Nicusor Vasile. J’envoie l’argent que je gagne en Roumanie et qu’est-ce que je reçois en échange ? Du gaz lacrymogène et des jets d’eau sur la tête. Nous ne confierons pas la Roumanie à une bande de voleurs qui ont fait main basse sur le gouvernement et sur le Parlement. » L’été roumain promet d’être chaud.