Des bonnets de laine chamarrés enveloppant une myriade de petites lampes diffusent une lumière tamisée et apaisante. L’installation Taqiya-Nor, de Younès Rahmoun, qui avait subjugué les visiteurs de la Biennale de Venise en 2017, est présentée jusqu’au 25 novembre au prestigieux musée Victoria & Albert, à Londres, dans le cadre de l’exposition du prix Jameel. En 2015, le Centre Pompidou, à Paris, avait acquis une de ses œuvres. C’est dire si, à 42 ans, l’artiste marocain a fait du chemin, sans oublier d’où il vient.

Timide mais pas taiseux, Younès Rahmoun est intarissable lorsqu’il évoque son enfance à flanc de colline à Tétouan, dans une famille humble et pratiquante originaire du Rif. Gamin, tout le fascine, le paysage comme l’architecture de son foyer. Et plus encore les artisans qu’il croise chaque jour, les devantures des pâtisseries et les étals des maraîchères. « La transformation de la matière brute en une forme harmonieuse, précise, me captivait, comme la manière d’agencer les fruits et les gâteaux, raconte-t-il. C’était une école de l’esthétique. » Une école du perfectionnisme, aussi, pour l’enfant qui dessine alors sans relâche.

Du personnel à l’universel

Très vite, sa vocation se précise : il sera artiste. Armé de cette certitude, il passe un baccalauréat arts plastiques à Tanger, avant de s’inscrire à l’université des beaux-arts de Tétouan. Où il déchante. La virtuosité technique l’ennuie, tout autant que la quête d’un style. En dernière année, il fait toutefois une rencontre marquante, celle de Jean-Louis Froment, fondateur du CAPC, le musée d’art contemporain de Bordeaux.

Le mythique commissaire d’exposition décide de le présenter, avec deux autres étudiants, dans l’exposition « Objets désorientés » qui se tient en 1999 au Musée des arts décoratifs de Paris et à la Villa des arts de Casablanca. « Deux mois avec lui, c’était l’équivalent de deux ans dans une école d’art, des études accélérées, se souvient Younès Rahmoun. Avec Jean-Louis Froment, j’ai compris qu’un artiste n’est pas un exécutant, que je devais me faire confiance. » Plus encore, il apprend à partir du personnel pour toucher du doigt l’universel, à garder ses racines tout en les transcendant.

L’installation « Taqiya-Nor », de Younès Rahmoun. / Younès Rahmoun / Galerie Imane Farès

Certains artistes en quête de carrière perdent âme et bagages. Pas Younès Rahmoun. Habité par la religion musulmane, qu’il ne perçoit guère comme un poids ou une entrave mais comme une « discipline », il a trouvé dans la spiritualité des clés pour comprendre le monde. Juxtaposition, superposition, accumulation et répétition forment aujourd’hui l’armature d’une œuvre régie par la numérologie : cinq piliers de l’islam, 99 noms de Dieu en arabe, 77 branches de la foi… Les formes sont simples, cônes et coupoles inspirées des architectures musulmanes.

Depuis vingt ans, Younès Rahmoun ramasse d’ailleurs tous les objets sphériques qui croisent son chemin et les conserve dans des bocaux. « La sphère, c’est l’atome, la graine, la planète et le placenta, explique-t-il. C’est l’origine de l’univers. » Autres constantes : la lumière, qui symbolise l’âme et le vide, et le vert, couleur de l’islam mais aussi de la germination.

« Le paradis est à portée de main »

Comment le pratiquant vit-il sa religion dans un monde de l’art laïque, voire athée ? « Chacun fait à sa manière, répond-il avec douceur. Même au Maroc, le monde de l’art n’est pas pratiquant. Au départ, cela me choquait, j’étais mal à l’aise, je n’avais pas d’arguments à opposer. Aujourd’hui, ça ne me dérange pas et ça ne m’influence pas non plus. »

Circonscrire l’œuvre de Younès Rahmoun à l’illustration d’une mystique musulmane serait d’ailleurs réducteur. L’installation Taqiya-Nor renvoie plutôt au recyclage, la laine provenant des chutes trouvées dans les échoppes de Tétouan, et à la lente disparition d’artisanats vernaculaires. La sculpture Manzil-Markib-Mawja (la maison, la barque, la vague), achetée par le Centre Pompidou et présentée en avril dans l’exposition « Hijra » à la galerie Imane Farès, à Paris, traite de l’immigration.

La question du déplacement le hante d’ailleurs depuis 2010. A chacun de ses voyages, il transporte sept petites pierres provenant du Rif, qu’il abandonne à l’étranger. Il prélève alors sept autres cailloux qu’il vient déposer à son retour au Rif. De cette performance pour le moment informelle, il conserve dessins et photos, matrices pour une future œuvre.

Enfant, Younès Rahmoun s’est rêvé grand voyageur, façon Sinbad ou Ibn Battuta. Il n’a pas pour autant la tentation de l’exil. C’est à Tétouan, dans une maison traditionnelle de la médina avec vue sur la caserne militaire, qu’il se ressource toujours. C’est là qu’il a cofondé la résidence d’artistes Trankat en 2013. « Le paradis est à portée de main, dit-il. Chez moi, dans ma ville, dans mon quartier. » La sagesse, comme la valeur, n’attend pas le nombre des années.