Chronique. Dans En attendant le vote des bêtes sauvages, célèbre roman de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, le personnage principal, nouveau venu au sein du syndicat des dirigeants africains, bénéficie des conseils avisés de ses pairs, au pouvoir depuis des décennies. L’une des principales leçons que lui transmet l’un d’entre eux est de ne jamais désigner son successeur. Sans quoi il risquerait d’être dans l’instant marginalisé, errant dans un palais fantôme.

Alassane Dramane Ouattara a-t-il lu Ahmadou Kourouma ? A deux ans de la fin de son second quinquennat à Abidjan, le président ivoirien n’a toujours pas intronisé de successeur. Aucun prétendant ne s’impose de lui-même. Résultat, « ADO » cherche à gagner du temps. Il y a quelques semaines, il déclarait ainsi à l’hebdomadaire Jeune Afrique qu’il déciderait de son sort personnel en 2020, autrement dit dans la dernière ligne droite. Ce faisant, il déclenchait l’ire de son allié, son « aîné » Henri Konan Bédié, dont le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) revendique l’alternance, autrement dit la présidence, après dix ans de règne du Rassemblement des républicains (RDR) au sommet de l’Etat.

Au fond, que veut Alassane Ouattara ? D’un naturel réservé et peu loquace, le président entretient sans se forcer le mystère sur ses intentions. Mais est-ce par pure ruse politique ou par obligation ? A plusieurs reprises au cours des derniers mois, et encore le 6 août lors de son discours à la nation ivoirienne, Alassane Ouattara a évoqué la nécessité pour le pays de se préparer à transmettre le pouvoir à une nouvelle génération. S’il ne faut jamais négliger, en Afrique comme ailleurs, la pression des entourages – qu’il s’agisse des réseaux familiaux, communautaires ou d’affaires –, le chef de l’Etat ivoirien, âgé de 76 ans, exprime ainsi publiquement son souhait de passer la main après des décennies de lutte politique.

Il n’y a pas de Macron ivoirien

Prenons-le au mot et faisons le pari qu’Alassane Ouattara souhaite sincèrement quitter le pouvoir qu’il a conquis de haute lutte en 2010-2011. Qui pour lui succéder ? C’est là que l’affaire se corse. L’actuel premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, mis sur orbite par le chef de l’Etat, est un apparatchik qui apparaît avant tout comme l’homme du RDR. Dans la « jeune génération » au sein du pouvoir, deux noms se dégagent, ceux de Guillaume Soro et d’Hamed Bakayoko. Le premier, président de l’Assemblée nationale, reste marqué par son passé de « rebelle » et est régulièrement soupçonné de manipuler, avec l’aide de ses anciens camarades « comzones », les frustrations de l’armée. Le second, considéré comme très proche du couple Ouattara, ne semble pas encore disposer du poids et de la légitimité politiques nécessaires pour rassembler et diriger le pays.

Depuis l’accession au pouvoir de Ouattara, une nouvelle génération de « décideurs », en phase avec le monde du business mondialisé, a pris du poids au sein de l’Etat. Mais aucune de ces têtes bien faites n’est parvenue à s’imposer sur le champ politique. Il n’y a pas de Macron ivoirien, du moins pas encore. Du côté du PDCI, désormais animé par un désir visible de revanche sur l’histoire et la soif du pouvoir, l’ancien président Henri Konan Bédié a « réussi », si l’on peut dire, à torpiller avec constance l’émergence d’un dauphin. Au risque de créer de fortes divisions au sein de son mouvement et de voir le pouvoir lui glisser à nouveau entre les doigts en 2020.

Dans deux ans, la Côte d’Ivoire va-t-elle à nouveau subir une crise de succession en forme de malédiction ? Alassane Ouattara connaît parfaitement le problème, lui qui tenta de s’imposer à la mort de Félix Houphouët-Boigny, en 1993, face au même Bédié, avant d’être écarté de manière inique de la présidentielle en 2000. Deux ans plus tard, après un coup d’Etat raté contre Laurent Gbagbo, le pays sombrait dans la pire crise de son histoire jusqu’au paroxysme de la crise post-électorale de 2010-2011.

Une redistribution des cartes en trompe-l’œil

En l’absence de nouvelle figure politique capable de s’imposer, la vieille génération occupe le terrain. Alassane Ouattara laisse planer le doute sur ses intentions. L’amnistie de Simone Gbagbo (autre figure du passé) contribue à entretenir ce flou : au-delà de la volonté affichée de réconciliation, ne s’agit-il pas d’attiser les divisions au sein du Front populaire ivoirien (FPI) de Laurent Gbagbo, entre une aile « dure » (celle de Simone Gbagbo) et une aile plus « modérée » incarnée par Pascal Affi Nguessan ? De son côté, Henri Konan Bédié met en scène sa rupture avec un RDR peu partageur et se rapproche, sous l’œil gourmand des caméras, d’un FPI qui le méprise souverainement. La redistribution des cartes semble s’accélérer sur la scène politique ivoirienne, mais elle est en trompe-l’œil : ce sont bien toujours les mêmes joueurs qui sont aux manettes.

Il reste donc deux ans aux principaux acteurs de ce drame pour éviter à la Côte d’Ivoire un nouveau soubresaut violent. Le « Vieux » Houphouët-Boigny n’avait pas su préparer le passage de relais avant sa mort. En novembre 2017, Alassane Ouattara déclarait sur France 24 à propos de la présidentielle de 2020 : « En politique, on ne dit jamais non. » Une phrase qui fait étrangement écho au titre du dernier roman – posthume – d’Ahmadou Kourouma : Quand on refuse on dit non. Il n’y a pas de fatalité en Côte d’Ivoire.