Devant un cinéma à Abidjan, en Côte d’Ivoire, en 2004. / ISSOUF SANOGO/AFP

De Yacouba Sylla, l’histoire retient la figure du guide religieux, fondateur dans les années 1930 d’une communauté soufie inspirée du hamallisme, et de l’entrepreneur dynamique. Né à Nioro du Sahel (actuel Mali), exilé en 1930 à Sassandra (Côte d’Ivoire) par les autorités coloniales françaises, il décide de s’installer à Gagnoa, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, après sa libération en 1938. Il y développe des plantations de cacao et de café, organise le transport des produits par camion et… fonde une chaîne de cinémas dans les principaux centres d’implantation de sa communauté. Ce pan de l’activité économique de Yacouba Sylla, présent dans la mémoire collective d’anciens cinéphiles, n’est toutefois évoqué qu’en passant dans les études universitaires et les écrits hagiographiques.

Pourtant, alors que les autres cinémas ont fermé les uns après les autres et ont été convertis en entrepôts ou lieux de culte, les yacoubistes ont soigneusement conservé et entretenu leurs salles, patrimoine immobilier communautaire. Que révèlent ces bâtiments, témoins d’un passé révolu, marques d’un succès économique et enjeux mémoriels contemporains ? Ecrire une telle histoire n’est pas aisé, car il faut jongler entre la version officielle d’une communauté jalouse de son histoire et de ses documents, mais prompte à évoquer ce passé, et des sources partielles émanant des archives conservées à Dakar, Aix-en-Provence et Abidjan. Exceptionnels sont les entrepreneurs africains qui investirent dans le cinéma, mode de divertissement arrivé dans les valises du colonisateur. Yacouba Sylla fait donc figure d’exception.

Recherche de rentabilité

Construits au fil des années, les sept cinémas viennent parachever l’œuvre de Yacouba Sylla. Au-delà du discours officiel présentant la geste cinématographique comme un acte altruiste destiné à « égayer la population » et diffuser des connaissances, les cinémas sont une pierre supplémentaire apportée à un édifice économique déjà solide, dans une perspective de rentabilité.

Autrefois surveillé, Yacouba Sylla noue des relations apaisées avec l’administration dans les années 1940. En créant des cinémas, il participe à l’essor de ce nouveau loisir, dont il perçoit rapidement l’intérêt. Alors que la Côte d’Ivoire ne dispose que d’une dizaine d’écrans au début des années 1950, il y en a 24 en 1955 et plus de 30 en 1960. Attirer un public sevré de cinéma, entr’aperçu lors du passage, fort rare, d’un entrepreneur ambulant, et pourvoir en images des spectateurs fascinés à l’avance par cette forme de modernité renforce sa visibilité. Les retombées pour la communauté ne sont en effet pas uniquement financières, mais également en termes de représentation et de prestige.

Les salles sont localisées dans les lieux majeurs ou signifiants de la communauté, à l’exception de la capitale, déjà équipée. Préséance oblige, le premier fut édifié à Gagnoa même, au début des années 1950, en contrebas de la vaste résidence du fondateur, à Dioulabougou, le quartier des étrangers. Le dernier, en 1965, est situé loin de la zone d’expansion yacoubiste mais dans la ville d’Adzopé, où fut assigné à résidence le maître spirituel de Yacouba Sylla, Cheikh Hamallah. Sa construction consacre le versant symbolique du cycle des cinémas, dont une des fonctions est de marquer l’espace de l’empreinte de la communauté, étrangère au milieu ambiant, et de la rendre ainsi visible à tous.

S’y ajoutent les cinémas de Sinfra, Divo et Oumé (attestés en 1954), Soubré et finalement Daloa en 1957, dans un rayon de 50 à 150 km autour de la ville-mère. L’édification d’un cinéma en dur était souvent précédée par l’organisation de projections ambulantes, maintenues par la suite dans les villages alentour.

Les vastes bâtiments, pouvant accueillir de 800 à 1 200 personnes et conçus pour durer, supposent un investissement initial conséquent, que cela soit en capitaux ou en travail par les membres de la communauté. Ceux-ci disposent de compétences techniques variées, aussi bien dans la menuiserie que la maçonnerie, l’électricité ou la ferronnerie. Ainsi, Oumar Traoré, un membre de la communauté, effectua toutes les installations électriques à partir de 1953, ce qui lui valut son surnom d’« Oumar courant ». À Adzopé, le premier gérant, Fodé Abdoulaye Sylla, fabriqua lui-même les sièges métalliques de la deuxième catégorie tandis que ceux de la première, en velours rouge, furent importés, sous-produits de la rénovation des salles en métropole.

Les yacoubistes assuraient le fonctionnement des cinémas au quotidien : projection et entretien des machines, vente des tickets, surveillance des entrées, nettoyage… La circulation des films entre les diverses salles, ainsi que la gestion comptable, étaient centralisées à Gagnoa. La publicité était assurée également en interne. Tout le monde se souvient d’un aîné qui faisait le tour de Gagnoa en vélo, affiche au dos, chantant à tue-tête Marinella (1936), refrain célèbre entonné par Tino Rossi. Au fil des années, les bâtiments sont améliorés pour s’adapter aux demandes du public et aux nouvelles techniques, comme la construction d’un petit espace VIP en balcon, climatisé, aux places limitées, fréquenté par les Européens, les Libanais et quelques Africains aisés.

Lieu de brassage social

Par son initiative, Yacouba Sylla rend accessible les films à un large public dans de petites villes délaissées par les circuits des deux grands distributeurs français qui se partageaient l’Afrique occidentale française, la Secma et la Comacico. Seul le passage de rares ambulants ouvrait auparavant cette porte d’entrée sur d’autres mondes. Une anecdote voudrait d’ailleurs que Yacouba Sylla ait eu l’idée de s’ouvrir à l’activité cinématographique après le passage en 1946 de Raymond Borremans, entrepreneur ambulant actif de 1937 à 1974, installé dans la cour de la résidence des Sylla.

L’administration salue d’ailleurs cette initiative bienvenue dans une zone de plantations à la main-d’œuvre abondante, essentiellement masculine. Par la politique des prix et l’existence de catégories de places, les cinémas de Yacouba Sylla constituaient un lieu de brassage social réunissant des spectateurs de confessions, origines, cultures ou statuts sociaux différents, du villageois à l’expatrié, du fonctionnaire au jeune désœuvré ou à l’adolescent démuni. Des entrées et des issues de secours séparées assuraient la circulation de cette clientèle diversifiée, ne se mêlant guère, mais dont les regards convergeaient vers les mêmes images, inspiration d’une culture commune.

Vente ambulante, buvette et conversations animaient l’espace autour des salles au moment des séances, animation qui se prolongeait au-delà, car les cinémas, en tant que lieux physiques, servaient de repaire urbain, notamment pour les jeunes. On se donnait rendez-vous au Pax de Gagnoa ou au Lux d’Oumé.

La dimension religieuse de Yacouba Sylla n’influençait pas la programmation, similaire à celle des salles de Bouaké, Abidjan ou Grand Bassam. Yacouba Sylla dépendait en effet du catalogue de la Comacico, dans lequel il puisait ses films. Sa tentative de s’approvisionner directement tourna court, car elle était complexe et coûteuse à mettre en place. Les bobines de films, récupérées directement à Abidjan par des membres de la communauté, circulaient entre les divers cinémas, favorisant la rentabilité de la location. Le même film était projeté le même soir dans deux cinémas grâce au système dit du tandem. Celui-ci consistait à acheminer les bobines entre deux salles proches, par exemple entre Gagnoa et Oumé, soit près de 70 km. Un véhicule était prêt à s’élancer dès que les premières bobines étaient projetées dans la salle-mère.

Yacouba Sylla cherchait à satisfaire ses clients, informés par d’autres canaux des films en vogue. Il projetait donc comédies et films d’action (policiers, westerns, films de gangsters), complétés par des films indiens, comme Albela (1951) ou Mangala, fille des Indes (1952), appréciés de tous mais prisés notamment par les femmes, et quelques films égyptiens. Le public trouvait plaisir aux chants et danses de ces films non occidentaux et pouvait s’identifier plus facilement aux cultures mises en scène. À partir des années 1960, les films de karaté-kung-fu viennent satisfaire le besoin d’action des jeunes hommes. Les films africains, y compris ivoiriens, sont rarement mentionnés dans les entretiens, du fait des difficultés de distribution.

Les images, vectrices d’idées et de comportements venant de mondes lointains, au potentiel subversif, rattachaient les habitants de cette région de la Côte d’Ivoire à un patrimoine international fait de Tarzan, Charlot, Mangala, cow-boys, Bruce Lee et autres héros. Elles alimentaient les imaginaires et fournissaient des éléments identitaires, en particulier pour les jeunes hommes nourris de policiers et de westerns.

Concurrence de la télévision

Les cinémas yacoubistes furent les derniers à fermer, à la fin des années 1990, dans un contexte de rentabilité déclinante, voire parfois nulle. Comme ailleurs sur le continent, le cinéma ne put résister à la concurrence de la télévision et des vidéos, mais aussi à la montée de l’insécurité et des conflits politiques compromettant toute vie nocturne. Entre-temps, tout au long de quatre à cinq décennies, ils avaient permis l’accès à un loisir apprécié et l’édification d’une culture cinématographique.

Restent les bâtiments, loués comme entrepôts (à Daloa) ou entretenus en attendant de leur trouver un nouvel emploi, éventuellement sous la forme d’une renaissance comme espaces de diffusion d’images. Eléments valorisés d’un patrimoine familial, ils sont également le support d’une mythologie communautaire, amplifiant le rôle altruiste et modernisateur du fondateur et faisant passer au second plan le soutien au premier président de la Côte d’Ivoire en ces temps de recomposition politique.

Actuellement, alors que de rares cinémas fonctionnent dans des centres commerciaux ou hôtels de la capitale, visant une clientèle aisée, jamais la circulation des films n’a été aussi intense et immédiate sur d’autres supports que l’écran de cinéma. Mais le partage collectif et l’émotion face à l’écran que créaient les vastes cinémas ont disparu et se sont déplacés vers d’autres lieux, stades de foot ou salles de concert notamment. La mémoire de ces lieux dépasse toutefois les yacoubistes et concerne les aficionados du septième art, d’après lesquels Yacouba Sylla aurait ouvert des salles « dans toutes les petites villes de Côte d’Ivoire ». Ce nom est en effet associé à un pan de l’histoire nationale du cinéma.

Yacouba Sylla en dates

Vers 1906 Naissance au Soudan (actuel Mali) dans une famille soninké.

Années 1920 Devient disciple de Cheikh Hamallah.

1930 Déportation à Sassandra, en Côte d’Ivoire, où il développe des activités économiques et fonde sa propre zawiya.

1938 Libération et installation à Gagnoa l’année suivante.

Années 1940 Essor de la communauté yacoubiste. Diversification des activités économiques (plantations, transport).

1946 Contact avec et soutien à Félix Houphouët-Boigny.

1950-1951 Construction du premier cinéma à Gagnoa.

1965 Construction du septième et dernier cinéma à Adzopé.

15 août 1988 Mort à Gagnoa.

Fin des années 1990-2002 Fermeture des cinémas.

Odile Goerg est professeure d’histoire de l’Afrique contemporaine à l’université Paris-Diderot. Ses recherches portent sur l’histoire sociale et culturelle en contexte urbain, notamment sur les loisirs.

Cet article a d’abord été publié dans la revue Afrique contemporaine.