Sur le chantier du barrage Renaissance, en Ethiopie, en 2014. / Tiksa Negeri / REUTERS

Tribune. Dimanche 29 juillet, l’hommage de l’Ethiopie à Simegnew Bekele, le directeur du projet de barrage Renaissance, retrouvé trois jours plus tôt tué d’une balle dans la tête à Addis-Abeba, en dit long sur le climat de tension existant autour de ce chantier. La foule, rassemblée à l’endroit même où l’ingénieur a été retrouvé assassiné, a manifesté son émotion mais également sa colère, réclamant justice pour la victime et l’élucidation de ce crime susceptible de tourner en affaire d’Etat mais également, si l’on n’y prend garde, en confrontation régionale.

Simegnew Bekele était le visage du projet Renaissance, pièce maîtresse du développement de l’Ethiopie dans les années à venir, puisque le barrage représentera la plus grande réserve d’eau douce (63 milliards de m3) et la plus imposante puissance hydroélectrique (6 000 MW) d’Afrique. Il doit également permettre de fournir l’énergie dont l’Ethiopie a besoin pour soutenir une croissance annuelle à deux chiffres. Le « Tigre africain », partenaire stratégique de la Chine, doit répondre à un défi démographique de taille, avec 118 millions d’habitants attendus à horizon 2030.

Un « casus belli » pour Al-Sissi

Ce barrage, dont la mise en eau est prévue fin 2019, a toujours été l’épicentre de tensions régionales. L’assassinat de son ingénieur en chef ne va rien arranger, car raccourcis et amalgames peuvent être vite faits et avoir pour conséquence de faire entrer l’Ethiopie dans un nouveau cycle de tensions avec ses deux grands voisins situés en aval du Nil, le Soudan et l’Egypte.

Avant la pose de la première pierre, le 2 avril 2011, par le défunt premier ministre Meles Zenawi, Robert Rotberg, qui dirigeait alors le programme sur les conflits transfrontaliers à la Kennedy School of Government d’Harvard, avait eu raison d’appeler le département d’Etat américain à jouer les intermédiaires entre l’Egypte et l’Ethiopie, deux pays alors sous perfusion financière de Washington, afin que la tension latente au sujet des eaux du Nil ne dégénère pas.

Hérodote disait que l’Egypte est un don du Nil, ce qui est particulièrement vrai en ce début de XXIe siècle puisque le fleuve fournit au pays 94 % de ses ressources en eau renouvelables. Or cet apport historique pourrait être altéré par la mise en eau du barrage Renaissance, si les études d’impact technique et environnemental viennent confirmer les craintes égyptiennes. Ce barrage est donc un casus belli pour le président Abdel Fattah Al-Sissi.

Il est vrai que son prédécesseur, Mohammed Morsi, avait ouvertement fait étudier différentes options rendant possible l’usage de la force ou de la déstabilisation envers l’« hydropuissance » qu’entend devenir l’Ethiopie. En témoigne un film tourné visiblement à l’insu des protagonistes d’un comité stratégique réuni le 3 juin 2013, un mois avant la destitution de M. Morsi.

Dans une séquence de six minutes postée sur YouTube, chacun des participants avait laissé libre cours à son imagination. A titre d’exemples, il était clairement question de manœuvres clandestines visant à déstabiliser l’Ethiopie par un soutien à des mouvements insurrectionnels, d’une action des services de renseignement égyptiens depuis l’Erythrée ou la Somalie, et même d’une opération d’intox montrant que l’Egypte se donnait les moyens militaires et aériens d’intervenir pour stopper les projets éthiopiens.

Dissiper tout malentendu

L’opinion publique éthiopienne serait donc facilement tentée de croire à « la main invisible d’une puissance » derrière l’assassinat de l’ingénieur en chef du barrage. Mais ce scénario est à l’évidence beaucoup trop simple. Avec un peu de recul dépassionné, d’autres mobiles peuvent aisément naître : mauvaise rencontre, motif religieux, crime crapuleux sur fond de corruption, ou encore action commanditée par des groupes d’intérêt visant à mettre la pression sur le gouvernement…

En attendant que l’enquête avance, il est important que les présidents égyptien et soudanais dissipent tout malentendu que la rue éthiopienne ou des politiques irresponsables pourraient susciter. Tous deux seraient également bien inspirés de relancer une action diplomatique d’envergure comme celle qui a conduit à signer, le 23 mars 2015, un accord qualifié d’historique venant provisoirement clore un chapitre de dix ans de tensions entre l’axe Egypte-Soudan et l’Ethiopie. Ce fut alors une formidable image que de voir, main dans la main, les présidents Al-Sissi et Al-Bachir et le premier ministre éthiopien de l’époque, Hailemariam Desalegn, à l’issue d’une cérémonie de signature sur le Nil qui se déroulait à Khartoum.

Pour ce qui est spécifiquement de l’Egypte, le président Al-Sissi pourrait dans le même temps affirmer le besoin d’un véritable « plan Marshall » sur l’eau, à même de mobiliser des fonds internationaux destinés à réduire notamment l’empreinte en eau de l’agriculture égyptienne, qui représente encore 86 % des prélèvements en eau douce nationaux.

Enfin, il s’agirait pour le président égyptien de décliner une ambition collective visant à mobiliser des ressources en eau alternatives destinées à atténuer la dépendance stratégique de l’Egypte vis-à-vis du Nil. Cette volonté présidentielle doit passer par plus de dessalement, comme le directeur de l’Egyptian Armed Forces Engineering Authority, Kamal Al-Wazir, l’a déjà en partie annoncé fin 2017 avec la construction de la plus importante station de dessalement de la région.

Toutes ces mesures seraient destinées à atténuer les tensions qui s’annoncent, en rendant au contraire possibles les rêves de développement éthiopiens, tout en n’obérant pas l’avenir de l’Egypte en matière de sécurité hydrique et alimentaire alors que sa population pourrait compter 120 millions d’habitants en 2030.

Franck Galland est spécialiste des questions sécuritaires liées aux ressources en eau. Chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique, il a publié Le Grand Jeu. Chroniques géopolitiques de l’eau (CNRS Edition, 2014).