L’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan à Nairobi, au Kenya, en janvier 2008. / SIMON MAINA / AFP

Tribune. Les hommages déferlent pour un homme qui a marqué tant d’esprits. C’est bien mérité. Néanmoins, par souci d’équilibre, certains journalistes et analystes évoquent des épisodes moins glorieux pour Kofi Annan.

On peut citer l’incapacité des Nations unies à éviter le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994. Un déroutant mandat de maintien de la paix de l’ONU avait alors déboussolé la structure de commandement. Il est injuste d’en attribuer à Kofi Annan la responsabilité. Non seulement il avait fait ce que son travail de l’époque exigeait – secrétaire général adjoint chargé des opérations de paix –, mais en plus il s’était engagé à réviser complètement l’approche du maintien de la paix une fois élu au poste de secrétaire général, en 1997. Il avait aussi pris l’initiative, inédite, de publier le rapport spécial sur la question rwandaise qu’il avait lui-même commandé.

Il est encore plus absurde de dire que le programme « Pétrole contre nourriture », en Irak, a entaché sa réputation, alors que toute la corruption liée à ce système défini par les membres du Conseil de sécurité a empêché sa mise en œuvre. Etablir le lien avec son fils, Kojo, sur des affaires douteuses conclues dans le cadre de ce programme, mais dont Kofi Annan ignorait tout, est encore plus déplacé. D’ailleurs, une commission d’enquête a innocenté le secrétaire général des Nations unies.

Voix douce, fermeté d’acier

Si je ressens si fortement ces commentaires et comptes-rendus erronés, ce n’est pas parce que, comme je l’admets, Kofi Annan était mon ami et que je le considérais comme un mentor. C’est parce que j’ai été en première ligne avec lui tellement de fois que je peux témoigner, plus que beaucoup d’autres, de son intégrité et de sons sens de l’équité irréprochables. Il était un gentleman diplomate, avec des principes solides.

En tant que jeune professionnel rejoignant l’ONU à la fin des années 1980, j’ai découvert ce frère aîné qui était alors sous-secrétaire général des Nations unies pour les ressources humaines. Un homme droit, critiqué par certains parce qu’il n’accordait pas de « faveurs ». J’ai tout de suite aimé la franchise de ses réponses et les conseils constants qu’il donnait. J’étais fasciné, comme beaucoup d’autres. Il était sans doute la référence dans mon milieu.

Quand j’ai représenté l’ONU au Zimbabwe, pendant la difficile transition des années 1990, j’ai découvert la perspicacité politique de ce secrétaire général africain. Son écoute, ses manières et sa voix douces, tout en exprimant une fermeté d’acier. C’est cette expérience qui a façonné notre relation. Plus tard, je deviendrai son directeur politique, puis, après qu’il eût quitté l’ONU, je l’aiderai à créer sa fondation visant à promouvoir la bonne gouvernance, dont j’ai rejoint le conseil d’administration.

Avec Kofi Annan, j’ai rencontré environ 80 chefs d’Etat et de gouvernement. J’étais parfois la seule autre personne présente à ses côtés. J’ai toujours été fasciné par la manière dont il repoussait les limites. Il « travaillait les téléphones » – une expression qu’il aimait utiliser – pour être en avance sur les briefings que la machine onusienne produisait. Les informations qu’il obtenait de ses propres sources lui permettaient d’interpréter tout élément supplémentaire. Ce style était unique. Cela faisait souvent la différence pour améliorer les processus de décision.

« Rock star » de la diplomatie

Lorsque Kofi Annan affirmait que tel accord ne fonctionnerait pas, que telle négociation n’était pas adéquate ou que telle position n’était pas définitive, j’avais l’habitude de l’interroger sur les raisons de sa certitude. Sa réponse ne variait pas : « Je le dis parce que dans quelque temps, ils seront là où je suis actuellement. » Il le disait sans montrer une confiance en lui excessive. C’était une certitude ancrée dans sa connaissance des processus politiques. Inutile de le dire, cette capacité à anticiper était un atout que toute grande puissance respectait.

Son humilité était authentique. Je me suis imaginé qu’un tel comportement provenait naturellement de ses racines royales ghanéennes. Mais il était différent des « hommes forts » d’Afrique. Lui et eux le savaient. Ses relations avec les dirigeants africains n’étaient pas faciles. De nombreux épisodes attestent de leur irritation face à ce qu’ils percevaient comme l’attitude condescendante de Kofi Annan à leur égard. Mais à la moindre occasion, ils se précipitaient pour lui serrer la main.

Tout le monde peut attester que cette « rock star » de la diplomatie a rehaussé le nom de l’Afrique. Il a contribué à placer ce continent au centre de la scène mondiale en mettant en place des mécanismes qui ont permis aux institutions africaines de jouer un rôle majeur. Il a permis que leurs voix soient davantage entendues.

Travailler avec Kofi Annan était un énorme privilège, être son ami une responsabilité. Privilège d’apprendre de sa vaste expérience, de ses engagements forts en faveur de l’universalité des droits humains, vis-à-vis des victimes du sida ou contre les souffrances humanitaires, quelles qu’elles fussent. C’était aussi une responsabilité d’être l’ami d’un tel homme de principes. Cela impliquait d’imiter autant que possible son comportement. Etre un ami sincère de Kofi, c’était avoir une colonne vertébrale, s’engager fortement pour une noble cause. Ma cause était l’Afrique. Et cela faisait toujours sourire Kofi.

Carlos Lopes, ancien secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, est professeur à la Mandela School of Public Governance de l’Université du Cap, en Afrique du Sud, et professeur invité de Sciences Po à Paris.