Il y a cinquante ans, Rudolf Hess, homme politique du IIIe Reich, était détenu à Spandau, à Berlin ; Josef Mengele, médecin tortionnaire nazi, était en fuite. A New York, les survivants de l’extermination des juifs d’Europe qui s’y étaient établis s’essayaient à vivre comme des Américains. Il y a cinquante ans, Mel Brooks choisissait de faire ses débuts au cinéma en mettant en scène deux producteurs juifs décidés à devenir riches en montant une pièce écrite par un fugitif nazi, intitulée Springtime for Hitler (« le printemps pour Hitler »).

Un demi-siècle après une sortie tumultueuse aux Etats-Unis (il fallut attendre encore trois ans pour voir le film dans une salle parisienne), en mars 1968, Les Producteurs reviennent sur grand écran, auréolés d’une réputation d’œuvre iconoclaste qui a crû à travers les décennies, jusqu’à obscurcir celle de son auteur.

Gagman de génie

Il est vrai que – si l’on met à part le juste mélange de pastiche et de burlesque qu’est Frankenstein Junior – le cinéma de Mel Brooks n’a jamais retrouvé la singularité qui fait l’attrait irrésistible des Producteurs, malgré les évidentes imperfections du film. Elle tient d’abord à la débauche d’énergie qui inonde l’écran. Celle des deux interprètes principaux, Zero Mostel, vétéran de Broadway, héritier du théâtre yiddish, acteur inépuisable et parfois épuisant, et Gene Wilder, débutant, qui met au service de la comédie les leçons de l’Actors Studio. Elle tient aussi – et surtout – à l’invention comique de Mel Brooks, gagman de génie, parfois incapable de faire plus qu’énoncer ses plaisanteries, que résenter ses provocations, tout en les accumulant à un rythme tel qu’on croirait presque à la fluidité du film.

Brooks, né Melvin Kaminsky à Brooklyn en 1926, était largement l’aîné de son concitoyen et collègue Woody Allen, qui venait de faire ses débuts au cinéma dans What’s New Pussycat. Lorsqu’il se décide à passer à la réalisation, il est déjà, comme Allen, une figure majeure de la comédie américaine, à la télévision. Le cinéma lui permet de s’affranchir des contraintes qui enserraient ses créations les plus populaires, les personnages des émissions de Sid Caesar, le 2000 Year Old Man qu’il a inventé avec Carl Reiner ou la série Max la menace. Son expérience du théâtre lui donne l’idée du personnage de Max Bialystock (Zero Mostel), producteur sur le déclin qui vivote en montant des spectacles bon marché dont il a extorqué le financement à de vieilles dames qu’il lutine sur le canapé de son bureau minable.

La pire pièce possible

Lorsque Leo Bloom (Brooks a lu Ulysse, de Joyce), jeune comptable souffrant d’hyper-anxiété (Gene Wilder), fait remarquer au producteur qu’il serait plus lucratif de détourner les investissements d’un grand spectacle promis à l’échec dès sa première représentation, les deux hommes s’associent et se mettent en quête de la pire pièce possible et de son auteur.

Ils le trouvent sur le toit d’un immeuble, au milieu de pigeons, coiffé d’un casque d’acier. Franz Liebkind (Kenneth Mars) a écrit une comédie musicale à la gloire du Führer pour montrer au monde « le Hitler avec une chanson dans le cœur ». Pour mettre en scène Springtime for Hitler, Bialystock et Bloom embauchent un couple homosexuel (Christopher Hewett et Andreas Voutsinas) ; et pour interpréter le dictateur, ils choisissent un hippie vieillissant, Lorenzo Saint DuBois (Dick Shawn). Lors de son audition pour le rôle d’Hitler, « LSD » (c’est bien sûr comme ça qu’on l’appelle) interprète une impeccable parodie de chanson psychédélique intitulée Love Power. L’aveuglement du nazi Liebkind à l’endroit de l’appartenance de ses producteurs (jamais le mot « juif » n’est prononcé à l’écran), de l’orientation sexuelle de ses metteurs en scène est l’un des ressorts comiques les plus efficaces du film.

Chaque personnage est mû par un mélange de libido et d’aveuglement qui le rend à la fois dérisoire et tolérable

Chaque personnage est mû par un mélange de libido et d’aveuglement qui le rend à la fois dérisoire et tolérable. Vétéran de la campagne d’Allemagne, Mel Brooks avait une idée précise des crimes nazis (il tentera de les prendre en compte dans son remake du To Be Or Not To Be, de Lubitsch). Plutôt que de prendre l’histoire à bras-le-corps, il préfère ici tourner en ridicule la fascination esthétique de l’époque pour le IIIe Reich.

Plus que d’histoire, Les Producteurs parle du spectacle et de ceux qui le fabriquent, de la soif inextinguible de reconnaissance et d’argent qui les habite, de la contagion irrésistible de ces désirs. Bialystock pervertit Bloom, mais – comme l’explique Gene Wilder dans une jolie tirade finale –, il l’initie aux mystères de la représentation.

Les Producteurs de Mel Brooks : bande-annonce
Durée : 01:05

Film américain de Mel Brooks (1968). Avec Zero Mostel, Gene Wilder, Kenneth Mars, Dick Shawn (1 h 26). Sur le Web : www.carlottavod.com/les-producteurs