LES CHOIX DE LA MATINALE

Une méditation sur la photographie et la mort, une plongée dans l’histoire du monde, la tragédie du 11-Septembre, des tribulations en Côte d’Ivoire, la jeunesse d’une mère pendant la guerre d’Algérie et George Sand sont au programme de notre sélection hebdomadaire.

ROMAN. « A son image », de Jérôme Ferrari

Cela commence à se voir. Jérôme Ferrari est obsédé par les images, leur force de vérité, leur puissance d’aveuglement. Dans A son image, plus que jamais, il médite l’alliance intime entre la photographie et la mort.

Les premières pages racontent l’accident fatal qui propulse une jeune photographe, Antonia, au fond d’un ravin corse. Elle avait rêvé de croiser la grande Histoire et décidé un jour de rejoindre la Yougoslavie en pleine guerre civile. Les photos qu’elle en a rapportées ne seront jamais publiées. Non qu’elles aient été censurées, mais simplement parce que la jeune femme connaissait désormais les hommes et s’interdisait de flatter l’ignoble jubilation qui est la leur quand ils contemplent la mort donnée.

Pour Ferrari aussi, il faut se retenir de tout montrer. Aux nationalistes corses, dont la joie éclate quand un homme est humilié, comme aux miliciens serbes, qui rient en jetant à terre un livre d’Imre Kertesz, Ferrari oppose le sens de la composition, l’art du montage, la puissance de l’ellipse. De la misère humaine, il dévoile assez pour nous troubler, mais trop peu pour nous délecter. Jean Birnbaum

ACTES SUD

« A son image », de Jérôme Ferrari, Actes Sud, 222 p., 19 €.

ROMAN. « Un monde à portée de main », de Maylis de Kerangal

Un monde à portée de main raconte une descente. Une plongée dans la matière, dans le temps et dans l’histoire du monde. Ainsi verra-t-on Paula Karst passer du Paradis (la rue de, à Paris), chez ses parents, où, après le bac, elle se cherche une vocation, aux grottes de Dordogne, où l’amènera, sur le chantier d’un fac-similé de Lascaux, le métier de peintre en décor qui lui a été enseigné entre-temps dans une école bruxelloise.

A mesure que Paula Karst apprend l’art du trompe-l’œil, c’est une compréhension en profondeur du monde qui s’opère en elle. La compréhension que les êtres comme les lieux sont constitués d’un feuilletage d’époques et d’expériences ; la compréhension exaltante que « tout est vivant ».

Vivante, la phrase de Maylis de Kerangal l’est intensément, qui embrasse la technique et le poétique, le sensible et l’intellectuel, qui incorpore le parler d’une fille d’aujourd’hui à une langue superbe mais jamais grandiloquente. Il y a là une puissance d’autant plus renversante que Maylis de Kerangal fait en sorte qu’on ne la voit pas venir. Raphaëlle Leyris

VERTICALES

« Un monde à portée de main », de Maylis de Kerangal, Verticales, 286 p., 20 €.

ROMAN. « Par les écrans du monde », de Fanny Taillandier

Alors que leur père les a appelés pour annoncer sa décision de mettre fin à ses jours, Lucy et William doivent faire face aux conséquences de l’attaque perpétrée par Mohammed Atta et ses complices. Le terroriste égyptien vient de prendre les commandes d’un Boeing 767 et de le diriger sur l’une des tours du World Trade Center. Le 11 septembre 2001, le monde entier découvre les images de l’attentat le plus spectaculaire jamais commis.

Par les écrans du monde est un roman où les drames intimes et collectifs ne cessent de se répondre, où les doutes des uns laissent entendre les certitudes des autres, où la désespérance et la quête de sens demeurent ce que les hommes ont le plus en commun. Fanny Taillandier réussit à produire un récit neuf et d’une belle tenue stylistique sur l’événement le plus commenté du XXIe siècle. Florence Bouchy

SEUIL

« Par les écrans du monde », de Fanny Taillandier, Seuil, « Fiction & Cie », 256 p., 18,50 €.

ROMAN. « Camarade papa », de Gauz

Roman miroir, œuvre trait d’union, Camarade Papa articule une confrontation entre deux regards. D’un côté, la fiction de l’aventure coloniale, justifiée par les discours de Jules Ferry. De l’autre, le choc de la rencontre avec l’Europe et l’invention de légendes comme contre-feu au monde qui vient. Gauz superpose ainsi deux romans d’apprentissage et d’aventures, l’un au XXe siècle, l’autre au XIXe.

Le premier suit un enfant d’origine africaine, couvé par une prostituée et biberonné au marxisme-léninisme, que son père envoie retrouver sa grand-mère et ses racines dans l’est de la Côte d’Ivoire. Le second accompagne Dabilly, jeune homme orphelin, qui quitte la Creuse pour les comptoirs français de Grand-Bassam, puis l’intérieur des terres.

Ce qui lie les deux protagonistes, on ne le saura qu’à la fin. Mais, à travers le récit passionnant, émouvant, poétique et souvent loufoque de leurs tribulations, l’écrivain fait apparaître la ligne brouillée qui rattache les hommes d’aujourd’hui au passé de la colonisation. Et interroge notre capacité à regarder les deux versants de l’histoire, sur la crête écumante de ses vagues. Gladys Marivat

LE NOUVEL ATTILA

« Camarade Papa », de Gauz, Le Nouvel Attila, 256 p., 19 €.

ESSAI. « Georges Sand à Nohant », de Michelle Perrot

Avec la grande demeure – à Nohant, dans l’Indre – qui abrita les mille vies de l’effervescente George Sand (1804-1876) et des siens, un riche matériau s’offre aux explorations, récits et réflexions de Michelle Perrot. Voilà en effet un lieu d’exception, habité plusieurs décennies de suite, de manière provocante, utopique, déraisonnable et inventive, par une tribu bigarrée.

L’historienne entraîne le lecteur dans cette propriété bruissante d’archives et de nostalgie. Elle scrute les gens, les lieux, les temps qui forment ce foyer sans omettre les chiens peuplant Nohant, notamment Pistolet, que George Sand prétendait « sublime d’intelligence ». En faisant revivre cette maison d’artiste, Michelle Perrot ressuscite un espace entrecroisant réalités et illusions. Son livre – à la fois aérien, grave, savant, vivant – se lit comme une fête, un peu mélancolique, dans la demeure du temps. Roger-Pol Droit

SEUIL

« George Sand à Nohant », de Michelle Perrot, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 464 p., 24 €.

ROMAN. « Le Guetteur », de Christophe Boltanski

Il faudrait un mathématicien pour trouver le secret du Guetteur, le nouveau récit du journaliste et écrivain Christophe Boltanski, enchâssement labyrinthique de points de vue, de documents, de témoignages, de fictions et de souvenirs autour d’un facteur inconnu : sa mère, Françoise. Dans son appartement, après sa mort, il a trouvé le manuscrit inachevé d’un polar, « La Nuit du guetteur », une histoire de voyeur dans un appartement vide, où son fils a l’impression de voir affleurer le secret de cette femme longtemps cloîtrée.

Il se lance dans une enquête tous azimuts sur sa vie et, quand toute trace se perd, invente, devient, par l’imagination, guetteur à son tour – d’une jeunesse lointaine où tout s’est noué, pendant la guerre d’Algérie. Françoise a fait partie d’un groupe français de soutien au FLN, bientôt démantelé. Ses camarades ont été arrêtés, pas elle. Que s’est-il passé ? Seule la fiction peut le dire. Elle ne le dira pas, ou en en taisant la moitié. Mais entre-temps, Christophe Boltanski aura approché au plus près ce qui ne s’approche jamais suffisamment, ce qui échappe toujours : la vérité d’une vie. Florent Georgesco

STOCK

« Le Guetteur », de Christophe Boltanski, Stock, 288 p., 19 €.