LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, nos lectures nous emmènent ailleurs. En Roumanie, sur les décombres d’une dictature et des mystères qu’elle y a laissés. Aux Etats-Unis, avec une famille française qui emménage en Caroline du Nord, ou avec l’ancienne fiancée de Philip Roth. A Londres, sur la piste de deux anciens amants. Ou enfin dans une contrée utopique qui vit de partage et d’amour, et cherche les moyens de ne pas sombrer.

ROMAN. « Le Bûcher », de György Dragoman

Dans ce deuxième volet d’un triptyque consacré à la dictature en général et roumaine en particulier, l’écrivain magyarophone György Dragoman raconte avec une tonalité inattendue la première année d’une liberté tâtonnante en 1990, juste après la chute du régime de Nicolae Ceausescu. Ce cadre historique se confond dans le roman avec une scène de rêve. L’action comme le décor sont vus à travers les yeux d’une jeune fille de 13 ans, Emma, échouée dans une petite ville voisine de la frontière hongroise après l’accident de voiture de ses parents, dans la maison mystérieuse d’une grand-mère quelque peu sorcière, conférant à tous les objets du passé une empreinte magique.

Dans l’atmosphère fantastique qui envahit cet univers désorienté, en proie aux règlements de compte, alourdi de la double mémoire du fascisme et du communisme, Emma cherche les voies de sa propre émancipation. Un ouvrage superbe, qui réhabilite la mélodie trop oubliée du symbolisme. Nicolas Weill

« Le Bûcher » (Maglya), de György Dragoman, traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Gallimard, « Du monde entier », 528 p., 24 €.

ESSAI. « Notre histoire intellectuelle et politique », de Pierre Rosanvallon

Combinant des éléments autobiographiques, une analyse des mutations engagées en 1968 et une histoire de l’émancipation, Pierre Rosanvallon tresse les fils d’une interprétation générale de la modernité. Il soutient que ce qui s’est joué durant la rébellion des années 1960-1970 fut essentiel dans l’histoire du projet moderne d’autonomie depuis les Lumières. Le chantier d’une réinvention de la démocratie a été ouvert, et nous serions aujourd’hui en train de vivre la maturation de ce « troisième âge de la modernité », fondé sur un idéal de « singularité » reconnue et respectée.

Or, si le pôle autogestionnaire – la « deuxième gauche » – n’a pas su consolider ce projet, le pôle anticapitaliste a entretenu une nostalgie impuissante. De ce face-à-face paralysant a profité un fort courant conservateur, antilibéral et populiste. Contrecarrer ce « retournement d’hégémonie » et, grâce à un diagnostic adéquat sur la crise de notre temps, dessiner un horizon positif – telle est l’ambition de ce travail savant et engagé. Serge Audier

« Notre histoire intellectuelle et politique. 1968-2018 », de Pierre Rosanvallon, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 448 p., 22,50 €.

ROMAN. « La Chance de leur vie », d’Agnès Desarthe

Si Agnès Desarthe a fait de l’étrangeté une constante de son œuvre, elle est une donnée de départ dans La Chance de leur vie. L’écrivaine y envoie une famille française, les Vickery, aux Etats-Unis, afin que le père, Hector, philosophe et poète, enseigne dans une fac de Caroline du Nord. « C’est le renouveau après Derrida, mais pas contre Derrida. Pour nous, c’est très fort », vibre la directrice de son département. Pendant ce temps, le fils adolescent, Lester, qui se rebaptise Absalom Absalom, perfectionnera son anglais qui n’en a guère besoin. Et Sylvie, la mère ? Eh bien, elle ne fera rien, fidèle au « dogme taoïste du non-agir » auquel cette femme au foyer déroge rarement.

S’amusant de notre familiarité avec la littérature américaine, Agnès Desarthe en détourne les codes, à commencer par celui de la réinvention de soi. La Chance de leur vie est un roman d’une grande simplicité apparente et d’une profondeur immense. Il y est question de la France, des Etats-Unis, du 13-Novembre, du couple, du lien entre parents et enfants, de la soif de spiritualité, des âges de la vie… Aussi intelligent que sensuel, ce livre splendide et drôle exalte l’amour du secret et croit en la vérité des gestes et des corps. Raphaëlle Leyris

« La Chance de leur vie », d’Agnès Desarthe, L’Olivier, 302 p., 19 €.

ROMAN. « Arcadie », d’Emmanuelle Baymack-Tam

Installé à la frontière transalpine dans un ancien pensionnat pour jeunes filles, le phalanstère de Liberty House a choisi de vivre selon une seule règle : « Omnia vincit amor », « L’amour triomphe de tout ». Ses sociétaires, tous au dernier degré de l’inadaptation sociale, y vivent en réfugiés, à l’écart du monde. Ils font tout en communauté, y compris l’amour. Farah, 15 ans, y habite depuis l’enfance avec sa famille. Un jour, un migrant débarque en pensionnaire clandestin à Liberty House. L’Eden arcadien saura-t-il s’ouvrir à d’autres réfugiés ? L’amour libre triomphera-t-il de tout, et même des frontières, en dépit des phobies de chacun ?

Emmanuelle Bayamack-Tam ne réinvestit l’Arcadie – terre sillonnée par Hésiode, Poussin et Cézanne – que pour lui inventer une chute. Révélée comme chimère, l’utopie fatalement périclite, dans un dernier soubresaut de plaisir. Rassurons-nous : du plaisir, il en reste. La langue n’est pas la moindre des jouissances dans ce roman qui célèbre les noces de l’écriture et de la vie. C’est peut-être plutôt par là que demeure, euphorique et vibrante, l’utopie arcadienne. Zoé Courtois

« Arcadie », d’Emmanuelle Bayamack-Tam, P.O.L, 440 p., 19 €.

ROMAN. « Ma dévotion », de Julia Kerninon

Vingt ans après leur rupture, Frank Appledore se tient sur un trottoir londonien devant Helen, son amie d’enfance et amante intermittente, grâce à laquelle ce peintre s’est hissé aux plus hautes cimes du monde artistique. Mais cette fois, c’est elle qui va parler, sans lui laisser dire un mot. Dans Ma dévotion, le quatrième roman de Julia Kerninon, les phrases amples s’étirent, à tâtons. Elles grattent, jusqu’à rouvrir les cicatrices des blessures au fil desquelles Helen avait fait « l’apprentissage de la douleur » ; elles creusent encore et encore dans le temps et dans son cœur pour en excaver toute la vérité.

Et puisqu’on ne peut tirer le portrait d’un homme qu’on a tant aimé sans trembler, ni dire une vie de passion et d’abnégation d’une voix égale, l’auteure déploie celle d’Helen à travers toutes ses tessitures. La prodigieuse logorrhée, jamais monotone, fait entendre tour à tour les accents accusateurs de la colère et du ressentiment, les inflexions de la caresse amoureuse, la félicité et puis la peine. Le portrait qu’Helen livre à Frank de lui-même est musical, et remarquablement vivant. Çà et là surgissent du flot de paroles de subtiles touches qui font naître, à la manière d’un peintre impressionniste, l’autoportrait d’Helen – l’ensemble du tableau figurant ainsi deux visages emmêlés dans un baiser. Z. C.

« Ma dévotion », de Julia Kerninon, Editions du Rouergue, 304 p., 20 €.

ROMAN. « L’Hiver du mécontentement », de Thomas B. Reverdy

Les livres de Thomas B. Reverdy témoignent d’un penchant certain pour les ruines. C’est dans celles de l’Angleterre majoritairement travailliste de l’après-guerre, minée depuis plusieurs années par l’inflation, que s’ouvre L’Hiver du mécontentement. La situation ne peut rester en l’état, quelque chose doit advenir. Alors que les grèves se multiplient à la fin de l’année 1978, que la contestation et l’inquiétude s’amplifient, on suit Candice, 20 ans, qui file à travers les rues noires et congestionnées de Londres sur son vélo. Pour payer ses études d’art dramatique, elle travaille comme coursière ; le soir, elle retrouve la troupe (féminine) avec laquelle elle répète Richard III, de Shakespeare.

En face de ce personnage qui a l’énergie rageuse d’une jeunesse biberonnée au punk rock, Thomas B. Reverdy dresse la figure de plus en plus effacée de Jones, jazzman quadragénaire, chômeur mélancolique. Il se sait voué à être un vaincu dans le monde à venir, incarné, lui, par Margaret Thatcher – laquelle s’apprête à devenir première ministre. Thomas B. Reverdy témoigne d’un remarquable talent de metteur en scène dans ce roman qui orchestre l’oscillation entre les menaces et les promesses, braque sur ses protagonistes une lumière alternativement crue et douce, use avec justesse de la musique, pour faire entendre des échos d’aujourd’hui dans l’évocation d’hier. R. L.

« L’Hiver du mécontentement », de Thomas B. Reverdy, Flammarion, 220 p., 18 €.

ROMAN. « Asymétrie », de Lisa Halliday

Pourquoi le cacher ? On est un peu suspicieux avant d’ouvrir Asymétrie, de Lisa Halliday. Une liaison avec Philip Roth doit-elle forcément finir en roman ? Cela suffit-il pour produire un bon texte ? On est suspicieux, mais cela ne dure pas. Espièglerie, alacrité, humour, tendresse, empathie… Le ton d’Halliday est original et sincère, son sens des dialogues, magnifique. D’emblée, le charme opère.

Dans une première partie (« Folie »), l’auteure narre la rencontre de son héroïne, Alice, avec le grand homme. Elle rêve d’écrire, est intimidée. Il la protège, rembourse son prêt étudiant, lui offre des livres. Elle l’admire, il la fait rire. Jusqu’à ce que l’irrésistible « Sugar Daddy » vieillisse, que sa santé vacille et qu’elle ne puisse plus s’en occuper. Tout ça est banal mais raconté d’une façon qui ne l’est pas. On s’incline.

La deuxième partie (« Furie ») – l’histoire d’un certain Jaafari, un Irako-Américain retenu à l’aéroport de Londres parce que suspecté de terrorisme – est plus déconcertante, tant elle semble déconnectée de la première. Heureusement qu’Halliday termine sur une pirouette, une vraie-fausse interview du grand écrivain, censée nous faire comprendre pourquoi elle a assemblé « Folie » et « Furie ». Si la construction est discutable, l’audace expérimentale et la virtuosité du tout forcent l’admiration. Florence Noiville

« Asymétrie « (Asymmetry), de Lisa Halliday, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Cohen, Gallimard, « Du monde entier », 352 p., 21,50 €.