La bande-annonce du documentaire « Les nettoyeurs du Web », toujours présente sur Youtube. / YouTube

« La censure et encore la censure » : dans un communiqué publié mercredi 29 août, la chaîne de télévision Arte s’est émue du blocage d’une de ses vidéos sur YouTube. Une bande-annonce présentant un documentaire sur… les modérateurs qui travaillent, notamment aux Philippines, pour les grandes plates-formes du Web, diffusé la veille et intitulé Les Nettoyeurs du Web (The Cleaners).

« Est-ce un message automatique, le résultat d’un des 25 000 clics quotidiens des petites mains philippines ? Ou les GAFA sont-ils particulièrement chatouilleux lorsqu’on regarde sous leurs jupes ? », fait mine de s’interroger la chaîne franco-allemande. « Conscients de la délicatesse du sujet, nous avions déjà expurgé le trailer des images les plus choquantes », détaille Arte.

Un documentaire sur des censeurs censuré par ces mêmes censeurs ? Twitter et Facebook, sur lesquels la bande-annonce a également été publiée, n’ont, eux, pas supprimé la vidéo. De quoi, en théorie, accréditer la thèse largement sous-entendue par le communiqué d’Arte d’une « vengeance », politiquement motivée, de YouTube contre un documentaire (par ailleurs encensé par la critique) « qui dérange ».

Photographies de propagande de l’EI

Mais l’histoire est en réalité beaucoup plus complexe. D’abord, si Arte assure avoir déjà « pratiqué l’autocensure » en enlevant de la bande-annonce les images les plus choquantes, le visionnage de la vidéo sur Facebook ou Twitter relativise largement cette affirmation. Les deux minutes de vidéo contiennent en effet des photographies de propagande de l’organisation Etat islamique (EI), une photo d’une exécution sommaire particulièrement explicite, des images de torture, une caricature à caractère sexuel… Autant d’images, pour certaines très choquantes, dont la publication est interdite par les règles d’utilisation de YouTube.

La problématique n’est pas nouvelle. Ces règles posent de nombreux problèmes aux documentaristes, aux journalistes et aux témoins qui tentent, notamment, de faire état de la situation en Syrie et dans d’autres pays en guerre. Une partie de ces règles n’émane pas uniquement de YouTube : plusieurs gouvernements ont demandé depuis plusieurs années aux grandes plates-formes de supprimer de manière automatique les images de propagande de l’EI. Le commissaire européen à la sécurité exigeait encore, il y a quelques jours, que cette suppression se fasse, au maximum, une heure après la mise en ligne des images. Il n’est donc pas totalement étonnant que la vidéo ait pu être modérée.

Une vidéo « sponsorisée »

Par ailleurs, Arte omet, dans son communiqué, une précision importante. La chaîne explique bien avoir réalisé cette bande-annonce comme un « petit film promotionnel – un trailer – à destination des réseaux sociaux », mais ne spécifie pas que cette vidéo était aussi destinée à être « sponsorisée ». C’est-à-dire que la chaîne paye les réseaux sociaux pour afficher cette bande-annonce à des internautes qui pourraient être intéressés par le sujet.

L’outil de transparence de Twitter montre que la chaîne a payé pour mettre en avant cette vidéo, et le courriel annonçant sa suppression par YouTube n’a pas été envoyé par les équipes de modération de la plate-forme, mais par celles de la régie publicitaire. Arte publie très régulièrement des bandes-annonces de ses programmes sur Twitter et Facebook, mais pas sur YouTube – la vidéo semblait donc essentiellement destinée à la publicité. Sollicitée par Le Monde, la chaîne n’était pas en mesure de répondre à nos questions vendredi 31 août.

Or, les règles en matière de publicité sur YouTube sont encore bien plus draconiennes que celles qui s’appliquent aux contenus classiques. « Les contenus pouvant choquer les utilisateurs ne sont autorisés dans aucun type d’annonce. Il peut s’agir, par exemple, d’un langage obscène, d’images choquantes ou sanglantes », précisent les règles de YouTube pour les annonceurs.

La bande-annonce officielle du documentaire, publiée par ses producteurs et qui comporte aussi des images violentes ou choquantes, est d’ailleurs hébergée… sur YouTube, où elle n’a pas été censurée. S’il est donc fort exagéré d’évoquer une « censure » politique comme le fait Arte, l’anecdote illustre malgré tout l’une des questions centrales du documentaire : est-il raisonnable de confier la modération de contenus à des entreprises privées ?