Solid Snake tentant d’échapper à l’attention d’un garde, dans « Metal Gear Solid » (1998). / Konami

A l’heure où des millions d’enfants prenaient la route de l’école cartable au dos, lui avançait caché dans un carton. En guise de surveillants, des soldats passaient dans les rangées, un point d’exclamation au-dessus de leur tête à chacun de ses faux pas. Pas paniqué pour un sou, il les assommait alors, et dans un souci évident de discipline, apprendra dans une réédition à ranger les impétueux assommés dans des casiers. C’était le 3 septembre 1998, et ce jour-là sortait au Japon Metal Gear Solid, un des jeux vidéo les plus mémorables et audacieux de l’histoire.

Son succès a été commercial, d’abord : 6 millions d’unités écoulées, soit la dixième meilleure vente de la PlayStation, seulement dépassé par les mastodontes issus de séries comme Gran Turismo, Final Fantasy ou encore Tomb Raider. Et les débuts d’une saga qui s’est poursuivie jusqu’à Metal Gear Solid V, en 2015, et dépassé les 50 millions de ventes courant 2018. Sa réception critique fut hors norme. Aux Etats-Unis, IGN le qualifie de « jeu drôle, intelligent et charnière ». En France, le magazine Joypad évoque « l’une de ces légendes qui n’arrivent qu’une fois par génération de machine ». Dont acte : il est régulièrement cité dans les tops des meilleurs jeux vidéo de tous les temps.

Metal Gear Solid 1998 Trailer
Durée : 03:04

Jeu vidéo d’action d’auteur

A son origine, Hideo Kojima, l’un des auteurs les plus mégalomanes, les plus inventifs et les plus imprévisibles du milieu. Il fut l’un des premiers au Japon à présenter l’introduction de ses jeux sous forme de générique cinématographique, avec son nom en bonne place. Sa société de développement porte son patronyme, Kojima Productions. Et à la manière d’Alfred Hitchcock, il multipliera durant tous les futurs épisodes de la série des apparitions cachées sous forme de personnages à son effigie.

L’écran-titre est en soi atypique : il invente un genre pour le jeu, « l’action-espionnage tactique ».

Sur le papier, pourtant, rien ne prévenait de l’inventivité ébouriffante du titre. Le scénario doit raconter le combat d’un mercenaire, Solid Snake, contre une armée privée ayant mis la main sur une arme de destruction massive d’un nouveau genre, un robot de combat équipé d’ogives nucléaires. Le thème, entre hommage au cinéma de la guerre froide, film d’action catastrophe et sous-texte subtilement pacifiste, débouche surtout sur une aventure à la créativité folle.

Malgré ses airs de héros de film d’action hollywoodien des années 1980, Solid Snake, c’est Pac-Man. Un champion de la ruse et de l’évitement qui, s’il se fait apercevoir par les gardes ou les caméras de surveillance, se retrouve poursuivi par les membres de la milice comme le personnage en forme de camembert l’était par des fantômes entêtés. La comparaison entre les deux jeux est de Hideo Kojima en personne.

Culture hollywoodienne solide

La première audace du concepteur consistera à adjoindre à ce schéma rudimentaire une surcouche cinématographique particulièrement généreuse : modélisation d’acteurs, doublage anglophone théâtral, longues cinématiques spectaculaires… Metal Gear Solid devient autant un jeu que l’on regarde qu’un film que l’on joue. Hideo Kojima est cinéphile, et ne s’en cache pas. Quelques années plus tard, il livrera la liste des quinze longs-métrages qui ont inspiré sa série. Parmi ceux-ci, La Grande Evasion, Piège de cristal, Predator, Full Metal Jacket, Heat ou encore Predator.

A une époque où, tiré par Resident Evil et Tomb Raider, le jeu vidéo sort lentement de son âge cartoon, Metal Gear Solid fait l’effet d’un incroyable saut, comme si l’art de la manette s’était découvert une nouvelle prétention. Lui-même en abuse parfois : ses cinématiques sont parfois abracadabrantesques, ses personnages hauts en couleur surjoués, ses dialogues presque verbeux. Mais il ne peut laisser indifférent.

Surtout, Hideo Kojima ose ce qui n’avait jamais vraiment été osé : donner de l’épaisseur à des boss, humanisés et bavards. Ce ne sont plus seulement des punching-balls de pixels, mais des alter ego complexes et fascinants. « Ses personnages sont construits au cours du jeu et donnent lieu à des combats mémorables. Chacun est un peu un super-héros, ils ont tous leurs motivations », salue Audrey Leprince, cofondatrice du studio français The Game Bakers, dont le jeu phare, Furi, ne cache pas l’influence de « MGS ».

Metal Gear Solid - Sniper Wolf boss Level
Durée : 17:25

Du cinéma d’action, et notamment jamesbondien, Hideo Kojima retire par ailleurs la jubilation des gadgets en tous genres. Sa série se fait alors connaître pour ses interactions à la fois réalistes, audacieuses et surprenantes. Quand Mario mange des champignons pour grandir ou Leon Kennedy des plantes vertes pour se régénérer, Solid Snake sort s’il le souhaite un paquet de cigarettes, dont le seul effet est d’entamer sa jauge de santé.

Ce n’est que plus tard dans l’aventure que le joueur se rendra compte que dans un contexte très particulier, leur fumée mortelle peut aussi permettre de repérer des détecteurs infrarouges et de mieux les éviter. « Je voulais un jeu tellement beau qu’il rende le joueur fier de ses actions », déclarait Hideo Kojima à sa sortie.

Débrancher la manette pour avancer

Enfin, Metal Gear Solid n’est pas seulement un jeu vidéo cinématographique, c’est aussi un jeu vidéo qui se rit du jeu vidéo, explorant ses possibilités, se jouant de ses conventions, brisant les carcans. A l’image de son système de sauvegarde, qui ne passe plus par un menu dédié, mais par un talkie-walkie permettant à Solid Snake de communiquer (et philosopher) avec des personnages de soutien, qui enregistrent la partie pour lui. L’œuvre joue en permanence sur la perméabilité entre ce qui est dans le monde du jeu et à l’extérieur de celui-ci. Certains moments sont restés cultes.

Dans l’un d’eux, Psychomantis, légendaire boss télépathe, lit la carte de sauvegarde du joueur et anticipe ses mouvements. Pour se défaire de son emprise mentale, la seule solution sera de débrancher la manette pour la rebrancher sur le second port. A un autre moment, le code permettant de résoudre une énigme sera caché depuis le départ, en évidence, sur… la jaquette du jeu.

Metal Gear Solid 1 (PC): Psycho Mantis Fight Full.
Durée : 09:08

Cette capacité à jouer des attentes et s’affranchir des codes s’imposera comme la marque de fabrique de Hideo Kojima, auteur capable de faire mourir son héros au bout de quelques heures de jeu, de plonger le joueur face aux fantômes tourmentés de tous les ennemis virtuels apparemment sans âme qu’il a tués, ou même, dans un autre jeu, Boktai, de l’obliger à sortir au soleil – le vrai – pour recharger une arme permettant de chasser des vampires.

Carton mémorable

L’influence de Metal Gear Solid fut considérable. C’est tout d’abord l’inventeur du jeu d’infiltration moderne, de l’oublié WinBack sur Nintendo 64 au très acrobatique Splinter Cell sur Xbox et consoles 128-bits, contribuant à populariser une alternative aux classiques jeux d’action uniquement basé sur le défouraillage d’ennemis. Il a également affranchi le jeu vidéo de certaines constructions stéréotypées, en assumant par exemple qu’une aventure puisse quasiment exclusivement se composer de cinématiques et d’affrontements avec des boss – l’atypique No More Heroes comme le spectaculaire Furi, sorti en 2016, en sont de ce point de vue les héritiers naturels.

31: Snake – Super Smash Bros. Ultimate
Durée : 00:23

Pour de nombreux fans, la série Metal Gear Solid est morte avec le départ forcé de son créateur de Konami, son éditeur de toujours, officialisé en 2015. Sa prochaine production, Death Stranding, éditée désormais par Sony, concentre depuis toutes leurs attentes. Quant à Solid Snake, il sera de retour en fin d’année en tant qu’invité de prestige dans le jeu de combat Super Smash Bros. Ultimate, sur Switch. Il y affrontera les héros des univers de Nintendo, ainsi que son modèle Pac-Man. L’un de ses coups spéciaux consistera, comme il y a vingt ans, à se cacher sous un carton.