L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

L’œuvre du Japonais Kiyoshi Kurosawa, né en 1955, maître d’un fantastique cérébral sondant les gouffres d’une quotidienneté atone, traverse en ce moment une phase d’effervescence passionnante, qui consiste non seulement en un regain d’activité (cinq films en trois ans), mais aussi en des expériences narratives et plastiques toujours plus surprenantes. Invasion, son dernier long-métrage en date, présenté à la ­Berlinale 2018, s’inscrit dans une séquence de création assez complexe. Réalisé dans la foulée d’Avant que nous disparaissions (sorti en France en mars), ce nouveau film apparaît comme son remake, mais sur une tonalité complètement différente.

Lire la critique d’« Avant que nous disparaissions » : Face aux aliens, l’humanité perd ses derniers moyens

Les deux œuvres sont, en effet, issues d’un même matériau : la pièce de théâtre Sanpo suru shinryakusha, du dramaturge Tomohiro Maekawa, relecture caustique des films de science-fiction des années 1950 carburant à la menace extraterrestre. Sur la base de la première adaptation, la chaîne japonaise Wowow a ensuite commandé à Kurosawa une version télévisée, sous la forme d’une minisérie en cinq épisodes de trente minutes, dont Invasion est le remontage en cent quarante  minutes à destination du grand écran.

Invasion reprend donc, à peu de chose près, le même argument qu’Avant que nous disparaissions (qu’il n’est pas besoin d’avoir vu pour autant). Des émissaires extraterrestres ayant pris possession de corps humains s’infiltrent incognito dans la population pour lui voler des concepts et préparer ainsi l’invasion à venir. Une légère application du doigt sur le front d’un interlocuteur suffit à lui retirer, pour se les accaparer, de grandes notions fondamentales, telles que celles de « famille », de « fierté », de « vie » ou de « travail ». Mais alors qu’Avant que nous disparaissions relatait le périple des émissaires sous un jour ouvertement fantaisiste et rocambolesque, Invasion s’attache à la perspective des humains. Resserrant son champ d’action autour d’un couple ordinaire, il emprunte une voie plus sombre et plus inquiétante.

Etsuko (l’actrice et mannequin Kaho), ouvrière textile, voit son quotidien lentement dérailler en raison de la nervosité de son mari Tetsuo (Shota Sometani) et de l’égarement d’une collègue, qui ne reconnaît plus ses proches. Tout remonte à l’arrivée d’un nouveau chirurgien dans l’hôpital où Tetsuo travaille comme infirmier, le docteur Shiro Makabe (Masahiro Higashide). Ce dernier, un extraterrestre infiltré, a jeté son dévolu sur le pauvre aide-soignant pour en faire son « guide », un subordonné chargé de lui fournir de nouvelles victimes à lobotomiser. Pour cela, le faux médecin l’invite à puiser parmi ses inimitiés – telle collègue arrogante, tel ancien professeur malveillant –, aiguillonnant son ressentiment pour mieux se l’attacher. Etsuko se rend compte de la manipulation et fait tout son possible pour soustraire son mari à l’emprise de Makabe, quand bien même l’invasion finale serait imminente.

Tension et étrangeté

Invasion frappe d’abord par son épure, doublée d’une maîtrise impressionnante. Dès les premières scènes dans l’appartement du couple, Kurosawa semble revenir aux fondamentaux de son cinéma : l’inquiétante familiarité de l’univers domestique, la désaffection qui menace le foyer, les espaces habités par une angoisse sourde, une caméra suspendue qui se faufile entre pièces et couloirs à pas feutrés… Le cinéaste parvient à distiller tension et étrangeté, puis à susciter un sentiment eschatologique, sans recourir aux effets spéciaux, sinon pour faire trembler un miroir ou donner à des rideaux secoués par un courant d’air une apparence spectrale. L’essentiel se joue ici entre une poignée d’acteurs et un sens aigu de la mise en espace, les personnages arpentant des lieux ordinaires et strictement anonymes, devenus oppressants à l’aune d’une menace diffuse. Et quoi de plus naturel, puisque la grande question de Kurosawa sur l’être humain est de savoir ce qui le limite et le caractérise en même temps.

L’autre histoire d’« Invasion » est celle d’un couple amené à lutter contre sa propre désunion et les démons qui le rongent

Bénéficiant de la souplesse et de la sinuosité de l’écriture sérielle, le film captive par sa capacité à ­entremêler la scène collective et la scène intime, se situant toujours sur deux niveaux. La conquête extraterrestre, habilement suggérée, consiste surtout à figurer une perte de sens générale, à l’échelle de toute une société qui, dépossédée de ses concepts (ou de ses valeurs), s’effondre dans l’apathie et l’insensibilité. A ce titre, les scènes les plus marquantes sont celles où l’on voit les émissaires marcher dans des lieux publics (hôpital, usine) et tous les humains s’écrouler autour d’eux, comme une traînée de poudre.

Face à cela, l’autre histoire d’Invasion est celle d’un couple amené à lutter contre sa propre désunion et les démons qui le rongent (fas­cination, emprise, frustration ­sociale, faiblesse de caractère, addiction), cherchant à se reconstruire dans la tourmente. L’étrangeté inaugurale apparue dans le quotidien d’Etsuko peut ainsi se voir comme le retour d’un refoulé collectif, celui d’une société qui court à sa perte, destin catastrophique auquel le jeune couple n’avait, jusqu’alors, pas vraiment conscience d’appartenir.

INVASION de Kiyoshi Kurosawa - Bande Annonce VOSTFR
Durée : 01:44

Film japonais de Kiyoshi Kurosawa. Avec Kaho, Shota Sometani, Masahiro Higashide (2 h 20). Sur le Web : www.club-vo.fr/films/invasion