Editorial du « Monde ». Pendant des décennies, le classement des plus grosses capitalisations boursières a été monopolisé par les compagnies pétrolières. Désormais, la ressource la plus valorisée par les investisseurs n’est plus le pétrole, mais les masses de données que les géants du high-tech ont appris à faire fructifier pour leur plus grand profit. En franchissant, le 4 septembre, le seuil des 1 000 milliards de dollars (860 milliards d’euros) de capitalisation, Amazon illustre ce nouvel ordre mondial du business. Cette montée en puissance a de quoi susciter l’admiration, mais aussi l’inquiétude, à propos d’une hégémonie qui paraît sans limite, là où la satisfaction du client a tendance à prendre le pas sur celle du salarié.

La petite librairie en ligne, lancée il y a vingt-trois ans par Jeff Bezos, un jeune diplômé en informatique de Princeton, s’est transformée en véritable empire capable de menacer l’existence des mastodontes de la distribution mondiale, après avoir disloqué le petit commerce. Introduit à Wall Street à 18 dollars en mai 1997, le titre vaut aujourd’hui plus de 2 000 dollars.

Exubérance irrationnelle des marchés, diront certains. Même si la valorisation d’Amazon semble excessive, elle n’en illustre pas moins la puissance qu’a acquise le groupe en provoquant de profondes ruptures dans les secteurs toujours plus nombreux où il intervient. L’efficacité et la qualité de ses services, sa capacité à proposer les prix les plus bas et à se déployer rapidement sur de nouveaux marchés en ont fait un acteur incontournable pour plus de 400 millions de consommateurs. Loin de se contenter d’être un distributeur en ligne, Jeff Bezos a su diversifier ses sources de revenus en se lançant dans la production audiovisuelle, mais surtout dans l’informatique dématérialisée, qui représente aujourd’hui l’essentiel de ses profits.

Avantage concurrentiel

Mais si Amazon vaut si cher aujourd’hui, c’est parce qu’au fil du temps le groupe a su développer ce que les Anglo-Saxons appellent un wide moat, un avantage concurrentiel si puissant qu’il lui permet de distancer durablement ses compétiteurs en imposant ses propres standards.

Cette technique du rouleau compresseur a déjà produit des résultats spectaculaires : Amazon détient près de 50 % du commerce électronique aux Etats-Unis, contre à peine 4 % pour Walmart, le premier distributeur mondial. Désormais, les acteurs traditionnels ne boxent plus dans la même catégorie : la capitalisation de notre « géant » national, Carrefour, ne pèse que 1,2 % de celle d’Amazon.

Le groupe de Seattle est en train d’acquérir une position dominante, qui doit alerter les gouvernements. Jusqu’à présent, ils ont fait preuve de bienveillance en multipliant les subventions pour favoriser le développement du groupe et les emplois qui vont avec ou en fermant les yeux sur sa capacité à faire de l’optimisation fiscale.

Le vent est enfin en train de tourner. Aux Etats-Unis, Amazon est désormais la cible de Donald Trump, qui accuse le groupe de tuer le petit commerce et d’étrangler ses sous-traitants. En Europe, la société est dans le collimateur de l’Union européenne, qui réclame qu’elle paye des impôts à la hauteur de ses revenus. Ce réveil est nécessaire mais bien tardif, alors qu’on réalise dans le même temps que le passage de la distribution traditionnelle à sa version électronique n’a pas réellement contribué à améliorer le sort des salariés. Les bataillons de caissières et de responsables de rayon chez Walmart n’ont rien à envier aux manutentionnaires des entrepôts d’Amazon.