Magasin de primeurs rue Mouffetard, à Paris. / Peter Hurford / Flickr CC

Prenons une rue commerçante au hasard. A Paris, la rue Mouffetard. Et remontons-la en posant une même question : « Et vous, comment ça se passe avec le prélèvement à la source ? » « Comment voulez-vous que ça se passe ?, s’emporte d’emblée Jacky Bellenfant, boucher de 67 ans qui emploie trois à quatre personnes, selon les périodes. C’est évident que ça va être encore des charges pour nous ! »

Jusqu’ici, son comptable ne l’a pourtant informé d’aucune majoration supplémentaire pour appliquer le taux d’impôts sur le revenu directement sur la feuille de paie de ses salariés à partir du 1er janvier. « Mais ça va nous être facturé, c’est sûr ! », insiste-t-il. Plus encore, c’est le principe même d’une nouvelle mission incombant aux entreprises qui le met hors de lui :

« Je passe déjà tous mes lundis sur la comptabilité au lieu de préparer ma viande ! Surtout pour nous les petites boîtes : on n’a pas de RH ou de service qui peut gérer ça… Pourquoi faudrait faire le travail de l’Etat ? Franchement, les politiques feraient bien de faire des stages en entreprise pour se rendre compte… Je les prends huit jours, quand ils veulent ! »

« Je n’ai reçu aucune info »

Mais dans la petite rue piétonne, plus qu’en colère, les commerçants et les employés sont surtout dans le flou. « On ne croule pas sous les infos », euphémise Mathieu Dubarry, caviste. « C’est comme un nuage qui va nous arriver dessus mais on ne sait pas trop quelles en seront les conséquences », poétise Joséphine Péan, 28 ans, qui a ouvert il y a trois ans son salon de thé aux gâteaux faits maison et « pâtes à tartiner du monde entier ».

Elle vient en plus d’ouvrir une seconde enseigne à Lyon. Quinze employés en tout, soit huit équivalent temps plein, dont elle gère la paye elle-même grâce à un logiciel « très utilisé par les start-up ». « Bien sûr, je lis des choses dans la presse, mais en tant qu’employeur et commerçante, je n’ai reçu absolument aucune info. Ni du ministère, ni de l’Urssaf, pas plus de ceux qui ont développé le logiciel de paie. » Et ce alors que son conjoint, qui est salarié, a déjà reçu son taux d’imposition, constate-t-elle : « J’espère vraiment qu’on va m’informer bientôt… »

Largement relayées par les médias, les déclarations cacophoniques de la rentrée autour de la mise en place de la réforme — le ministre des comptes publics Gérald Darmanin affirmant qu’elle aurait lieu, le président de la République partageant ses doutes — ont encore contribué à brouiller le message. Et ni l’intervention du premier ministre au 20 heures de TF1, mardi 4 septembre, ni les spots diffusés à la télévision n’ont encore réussi à imprimer dans les esprits que le prélèvement à la source est prévu dans quatre mois.

« Forcément je vais me faire arnaquer »

« C’est pas encore voté, si ? », s’interroge Isabelle, 43 ans, employée d’un fromager. « C’est pour 2021, non ? », demande encore un commis de boucherie. Chaussures rose fuchsia, un écouteur de smartphone à l’oreille, une employée de pressing de 32 ans explique tranquillement : « Le prélèvement à la source, je ne le ferai pas. » Lorsqu’on lui explique qu’en réalité, elle n’a pas le choix, son débit s’accélère : « Quoi ? On n’a pas le choix ? Mon patron ne m’en a pas parlé ! Je ne veux pas qu’il sache combien je paye d’impôts, c’est un truc personnel ! », s’alarme-t-elle.

Elle interpelle aussitôt sa collègue, qui ouvre à son tour des yeux ébahis. Une cliente tente de les rassurer : « Ils le font depuis longtemps en Allemagne, ça marche très bien, ne vous inquiétez pas. » Mais les deux employées froncent les sourcils : « J’y connais rien en compta, donc forcément je vais me faire arnaquer. On a déjà eu des problèmes de mauvais revenus déclarés l’an passé, les patrons vont pouvoir s’amuser comme ils veulent ! »

Interrogé sur ce manque d’information, le ministère des comptes publics indique qu’une lettre didactique est justement partie mercredi à destination des entreprises de moins de vingt salariés. Le ministre, qui l’a diffusée sur son compte Twitter, y vante « une grande réforme de simplification de l’impôt, bénéfique à tous les salariés » et renvoie sur différentes sources d’information et de services pour aider les très petites entreprises, tout en concédant avoir « bien perçu » lors de ses déplacements, que les chefs de petites entreprises « redout [aient] des difficultés. »