A travers dix spectacles emblématiques, le grand « Portrait » d’Anne Teresa De Keersmaeker jette un pont entre les œuvres de ses débuts et ses plus récents spectacles. Cette ligne sensible et tendue survole près de quarante ans de création chorégraphique intransigeante, nouée au plus fin de partitions musicales signées Bach, Mozart, Beethoven, Ligeti. Elle ouvre au spectateur une déambulation magique pour mieux comprendre et percevoir les circonvolutions d’une artiste effervescente.

C’est à partir de Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich, créé en 1982, qu’Anne Teresa De Keersmaeker a impulsé son élan ­spiralé. De cette matrice en quatre volets et autant de modules concentrés de gestes répétitifs, elle a débobiné un fil de danse savant dont la force centrifuge s’est déployée dans l’espace, comme autant de ronds dans l’eau. Elle confie aujourd’hui les clés de cette pièce fondatrice à deux castings de deux jeunes interprètes.

Tout aussi compact dans son régime paradoxalement strict mais sensuel, Rosas danst Rosas (1983), sur la musique martelante de Thierry De Mey et Peter Vermeersch, met sur orbite quatre femmes et trois positions : assise, debout, allongée. Ce programme devient l’échelle d’une montée explosive à force de ressassement obsessionnel. Coups de tête, jets de cheveux, jambes haut croisées, le minimalisme prend un coup de chaud.

Musiciens live

En 1990, Achterland, pour huit interprètes dont trois hommes – et c’est une première dans le parcours de la chorégraphe qui a véritablement taillé sa danse sur elle et des complices danseuses −, impose son besoin d’imbriquer toujours plus intimement les interprètes et les musiciens live. Sur des partitions de György Ligeti et Eugène Ysaÿe, cette pièce de danse pure sublime le travail de trame et de tissage gestuel, de variations et de décalages au sein d’un paysage rythmique conflictuel.

Versant romantique, une humeur peu explorée par cette femme retenue qui avoue en avoir peur, La Nuit transfigurée, créée en 1995 avec quatorze danseurs, réécrite pour un duo, sur la musique de Schoenberg, distingue une veine narrative et sentimentale rare chez la danseuse. Elle s’appuie ici sur le poème qui a inspiré le compositeur : une femme rejoint son amant et lui confie qu’elle attend un enfant d’un autre. Un scénario on ne peut plus délicat qui emporte le mouvement dans un lyrisme expressif.

Echappée théâtrale en 1999 avec Quartett, première collaboration de la chorégraphe avec sa sœur Jolente De Keersmaeker, comédienne et metteuse en scène dans le groupe tg STAN. Sur le texte de Heiner Müller, un couple composé par une danseuse et un comédien s’écharpe.

Trois ans plus tard, après trois spectacles dans lesquels elle se confrontait au théâtre (Just Before en 1997, I Said I en 1999 et In Real Time en 2000), Anne Teresa De Keersmaeker vérifiait le cardio de sa danse avec Rain, pièce maîtresse. Dix interprètes se jettent dans les boucles sonores de Music for 18 Musicians, de Steve Reich, pour une effusion gestuelle magique, une course pulsante débordant d’une vitalité urgente.

Flux d’intensités urgentes

Le jazz aussi met en émoi la chorégraphe. En complicité avec Salva Sanchis, elle cosigne A Love Supreme, sur l’album éponyme de John Coltrane. Créé en 2005 avec deux femmes et deux hommes, revu en 2017 pour un casting exclusivement masculin, ce jet âpre colle impeccablement aux envolées abrasives du saxophoniste qui fait dresser le poil à l’écriture d’Anne Teresa De Keersmaeker.

En 2013, Vortex Temporum, titre emprunté à la partition musicale composée en 1996 par Gérard Grisey et interprétée en direct par le groupe Ictus, fait cousiner sept interprètes et sept musiciens sur scène. En trois temps, elle fait d’abord écouter la musique, invite ensuite la danse mais en silence avant de réunir les deux. Ce spectacle affole le système de cercles, de rotations et de volutes typiques de la chorégraphe. Elle remixera la partition en l’étirant pendant neuf heures pour sa performance Arbeid.

Virage avec Zeitigung (2017), qui propose un nouveau point de vue sur Zeitung, conçue en 2008 avec le pianiste Alain Franco. Nouveaux interprètes, invitation à Louis Nam Le Van Ho de se frotter à la matière de la pièce, cette production draine des flux d’intensités urgentes sur du Bach, du Brahms, du Schoenberg et du Webern.

Enfin, Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten (2017), pour cinq danseurs, dialogue avec les Suites pour violoncelle jouées en direct par Jean-Guihen Queyras, qui prend position dans différents endroits du plateau. Austérité, flamboyance, sur fond de dessins géométriques, une nouvelle floraison gestuelle magnétique.

Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Festival d’automne à Paris.