Face à la crainte d’une pénurie de combustibles fossiles, les biocarburants (ou agrocarburants) sont ces dernières années apparus comme une solution providentielle en matière d’énergie renouvelable. On les retrouve en Afrique et certains biocarburants dits de première génération sont entrés en phase de culture et de production intensive. Ils se répartissent en deux filières : la filière biodiesel à partir d’esters des huiles de soja, de colza, de palmier à l’huile et de jatropha (ou pourghère), incorporés au diesel dans des proportions de 5 % à 30 %, et la filière méthanol à partir d’alcools issus de la fermentation du sucre de canne, de maïs, de manioc ou de déchets végétaux, mélangés à l’essence.

Ces deux filières connaissent un certain engouement en Afrique. Force est de constater que « le débouché énergétique prend une importance croissante dans l’organisation de la gestion des productions [agricoles]. Il oriente les pratiques agricoles, l’adaptation du matériel végétal, les changements dans l’utilisation des terres et, d’une manière générale, la gestion des flux de matières, tout le long de la chaîne de production et de transformation » (Gazull, 2016).

« Petit poison »

Parmi les agrocarburants, il y a ceux qui échappent à la polémique et qui occupent une place particulière comme source d’énergie à l’échelle du monde rural. Tel est le cas de celui du carburant tiré du pourghère ou Jatropha curcas, un arbuste qui pousse dans les zones semi-arides, et qu’on trouve souvent en haies en Afrique de l’Ouest.

Il fait l’objet d’une exploitation à des fins domestiques. La graine de jatropha fournit, par pression à froid, une huile végétale. Cette huile possède des propriétés relativement proches du gasoil, avec une température d’auto-inflammation plus élevée. Si sa viscosité, également élevée, impose de démarrer les moteurs au gazole pour atteindre 50 °C, au-delà, l’huile de jatropha peut alimenter tous les moteurs villageois, notamment les centrales des kiosques énergétiques et des équipements des miniréseaux, isolément ou en hybride avec le solaire photovoltaïque.

Dans les conditions de production du Sahel, un arbre entretenu par un paysan fournit chaque année de 0,5 kg à 0,8 kg de graines et 4 kg de graines donnent un litre d’huile utilisable. Cette huile, dont les qualités antiseptiques et laxatives sont connues des tradipraticiens (ce qui en fait un « petit poison », comme le signifie son nom bambara : bagani), peut aussi servir à d’autres usages, le plus important étant la fabrication de savon.

Plus de 1 600 paysans

La plante, qui peut atteindre jusqu’à cinq mètres de haut dans les pays du Sahel, est peu exigeante en eau et pousse dans des conditions climatiques difficiles. Mais pour qu’elle produise des graines avec des rendements satisfaisants, elle a besoin de sols fertiles, d’eau, d’amendements, de soins et d’entretien (lutte contre les prédateurs, taille et sarclage). Par exemple, au Mali, dans la zone de Koutiala, la filière jatropha concerne plus de 1 600 paysans dans 46 villages, pour plus de 800 000 arbres, deux ateliers de transformation, des utilisateurs d’huile et des utilisateurs des coproduits (tourteaux, résidus de pressages pour l’huile), avec une production annuelle globale de 65 tonnes et 16 000 litres en 2016. Toute la production n’est cependant pas récoltée aujourd’hui en raison des contraintes de main-d’œuvre.

Dans les pays d’Afrique de l’Ouest, divers projets visent à appuyer la structuration et le développement de la filière biocarburant à base de jatropha produit dans le cadre d’une agriculture paysanne contractualisée, en s’appuyant sur les opérateurs privés implantés localement et les institutions de ces pays chargés de l’élaboration d’une politique publique en faveur d’une filière biocarburant compétitive. Dans les expériences conduites, en particulier depuis 2007 au sud du Mali, au Burkina Faso et au Bénin, la priorité est à la création locale de valeur ajoutée : la production des graines, tout comme leur transformation en huile, mais aussi la production d’engrais organiques avec les tourteaux et de savon avec les résidus de pression, sont prises en charge par des exploitants familiaux, des petits entrepreneurs et des artisans ruraux.

Bénéfices significatifs

Les bénéfices du jatropha sont donc multiples. Mais les défis le sont autant. Sa culture peut soulever la question relative à la concurrence avec les cultures alimentaires pour l’accès à la terre (Dabat, 2011). Cependant, le risque est limité et l’expérience montre que la concurrence ne concerne pas tant le foncier que la disponibilité de la main-d’œuvre pour l’entretien et la récolte. Par ailleurs, si le jatropha est effectivement planté sur des terres agricoles, la tendance est de le planter en haies. Dans une optique agro-écologique, l’agriculture en tire alors des bénéfices significatifs, comme dans la zone cotonnière du sud du Mali : diversification des revenus des paysans, protection des sols et limitation de la divagation des animaux par l’embocagement, enrichissement des sols, utilisation des tourteaux comme engrais organiques. Enfin, du point de vue environnemental, toujours pour une filière courte, la production d’huile pure de jatropha rejette moins de CO2 que le gasoil auquel il se substitue.

Peut-on pour autant affirmer que le jatropha est la solution pour l’électrification rurale ? Après des années d’expérience sur le terrain, nonobstant ses mérites, il apparaît clairement que le jatropha n’est pas la culture énergétique miracle tant attendue par certains. Et cela pour plusieurs raisons. Les rendements varient de manière importante et souvent ne dépassent pas 300 kg/ha pour une densité équivalente à 1 250 plants/ha (source Adecia). Dès lors, la mise en rapport du coût de revient du kilo de graine de jatropha pour les producteurs et de son prix de vente aux opérateurs, inférieur ou égal à 100 francs CFA/kg, met en évidence la faible rentabilité, à ce stade, du segment agricole de la filière. Notamment en comparaison avec les autres systèmes de culture pratiqués dans ces zones, en particulier les cultures de rente telles que le coton, le sésame ou l’anacarde.

Mais le raisonnement ne doit pas se limiter à la microéconomie agricole et intégrer les interactions entre le jatropha et les cultures intercalaires, ainsi que les autres fonctions potentielles (délimitation foncière, propriétés antiérosives) pour l’appréhender dans son ensemble (Geres, 2014). Les perspectives de son utilisation croissante comme source d’énergie sont à rechercher dans la globalité de ses fonctions. Elles sont liées à sa place dans les systèmes agricoles, à ses coproduits et à sa contribution à l’électrification décentralisée en complémentarité du solaire photovoltaïque et d’autres options, qu’il s’agisse de l’éolien, de l’hydroélectriqueou de la biomasse.

Marie-Noëlle Reboulet est présidente du Groupe énergie renouvelable, environnement, solidarités (Geres). Elle a rédigé cet article avec la collaboration de Juliette Darlu, Jérôme Levet, Grégoire Gailly et Benjamin Paillière pour le numéro d’Afrique contemporaine 261-262 traitant de l’énergie en Afrique.