Guangzhou New City, près de Kachgar, dans le Xinjiang, en juin 2017. / JOHANNES EISELE / AFP

L’organisation Human Rights Watch (HRW) a publié lundi 10 septembre un nouveau rapport détaillant l’arsenal de mesures de répression et de surveillance contre les Ouïgours, à travers le témoignage de 58 personnes en exil, dont des Ouïgours et Kazakhs de Chine ayant pris la nationalité d’un autre pays.

Les mesures contre cette minorité de confession musulmane du Xinjiang, dans l’ouest de la Chine, ont pris une ampleur inédite, et se sont surtout systématisées, depuis la « guerre contre le terrorisme » annoncée par le président chinois Xi Jinping en 2014 à la suite d’une série d’attaques et d’attentats.

Figure en bonne place dans le rapport la plus spectaculaire et alarmante de ces mesures : l’envoi forcé de centaine de milliers de Ouïgours en camp d’internement sans aucun procès. Au moins un million de Ouïgours seraient concernés, sur une population estimée à 11,5 millions. Sont aussi ciblés les Kazakhs de nationalité chinoise (1,5 million vivent au Xinjiang).

Carte de la région autonome ouïgoure du Xinjiang, en Chine. / Le Monde

Révélée il y a plus d’un an par le service en ouïgour de la radio américaine Radio Free Asia, cette déportation de masse, qu’illustre la construction visible par image satellite de plus d’une vingtaine de camps, a retenu ces derniers mois une attention croissante dans l’opinion publique internationale, avec une recrudescence d’articles de presse, mais aussi d’initiatives politiques. Dans son premier discours, lundi 10 septembre, Michelle Bachelet, la nouvelle Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, a épinglé les « allégations profondément inquiétantes de détentions arbitraires à grande échelle d’Ouïgours et d’autres communautés musulmanes, dans des camps de rééducation dans la région du Xinjiang ».

L’administration Trump serait en train d’explorer l’éventualité de sanctions contre des officiels chinois dans le cadre de la loi Magnitsky – qui permet aux Etats-Unis de sanctionner des personnes qui enfreignent les droits de l’homme – à la suite d’une pétition conjointe de sénateurs républicains et démocrates fin août.

« Trop longtemps » à l’étranger

Dans son effort de donner un tableau complet de la répression, l’ONG puise dans nombre de documents officiels – comme des instructions appelant à repérer les signes avant-coureurs de radicalisation, en identifiant des supposées populations à risque, ou bien les comportements religieux. Ces catégories sont si larges et flexibles qu’elles laissent la porte ouverte à tous les abus. Ainsi, dans les vingt catégories de personnes appelées à être ciblées dans un plan d’action local, figurent les gens qui ont vécu « trop longtemps » à l’étranger, mais aussi ceux dont des membres de leur famille ont été tués ou arrêtés par la police.

De nouveaux règlements sur les affaires religieuses au Xinjiang émis en 2014 interdisent « la création, la possession, la consommation et la dissémination – notamment sur Internet – d’une gamme de matériel tellement étendue et définie de manière si vague que toute expression est susceptible d’être interdite », selon le rapport. Il est interdit de parler de religion aux enfants à l’école et même à la maison. De même, nombre d’indicateurs de symptômes de radicalisation d’une liste officielle en comportant 75 sont « hautement questionnables », d’après le rapport, citant par exemple les personnes qui font des stocks de nourriture.

Ce sont surtout les procédures mises en place après la désignation d’un candidat à la radicalisation et les pratiques policières qui posent problème, puisqu’elles ont lieu « sans aucun égard pour les protections juridiques de base ». Elles conduisent en camp – mais aussi en prison. Des témoins cités par HRW, tous citoyens chinois à l’origine ayant pris une autre nationalité, décrivent des interrogatoires sur leurs fréquentations ou leurs habitudes à l’étranger, qui, bien qu’anodines et entièrement licites, aboutissent à des décisions d’internement en camp sans preuve aucune d’action délictuelle.

« Bonnes qualifications politiques »

Dans deux cas, un policier explique qu’il doit remplir des « quotas de détention ». Les documents écrits font cruellement défaut. Des témoins voient se faire condamner à des peines de prison ferme des Ouïgours qui ont appris l’arabe en Egypte, ou dans l’ordinateur desquels la police trouve des publications en ligne religieuses qui n’ont rien de radicales. D’autres pour de simples contacts avec l’étranger.

Une profusion de documents ou déclarations officiels mentionne le programme de « transformation par l’éducation » que sont supposés remplir les camps d’internement, adaptés de la vaste palette d’expérimentations en « rééducation » menées par la Chine communiste contre toutes sortes de populations – les intellectuels de droite, les dissidents, les membres de la confrérie Falun Gong, les moines tibétains… – depuis sa création en 1949. Le programme permet de « placer ceux en qui on n’a pas confiance dans un endroit sûr », « d’en faire des personnes aux bonnes qualifications politiques », et de « leur inculquer des connaissances juridiques ainsi que le mandarin », explique ainsi un chef de parti d’un village aux familles de détenus.

« Repentance »

La rhétorique officielle recourt volontiers à un vocabulaire médical ou sanitaire, ne cessant de faire allusion à « l’empoisonnement » des détenus et à la nécessité d’éradiquer les « virus » ou les « maladies » idéologiques. Les sessions de rééducation, qui apparaissent en 2015 sous couvert de formation légale ou professionnelle, ont d’abord lieu dans des écoles, des bâtiments publics, des usines – avant le spectaculaire boom de construction de camps de 2017-2018 documenté par le chercheur allemand Adrien Zenz.

La majeure partie de l’enseignement dispensé en camp s’apparente à de l’endoctrinement, selon des méthodes assimilées ailleurs à du lavage de cerveau. La population y est divisée en catégories selon le degré perçu de « contamination » idéologique. Il faut mémoriser des slogans, démontrer sa gratitude au Parti communiste, et confesser ses « erreurs ». Ces « manifestations émotionnelles de repentance individuelle » rappellent les « sessions d’autocritique de la Révolution culturelle », explique HRW. Refuser de s’y plier « entraîne des sanctions sévères, dont la privation de nourriture et de sommeil, le placement à l’isolement et des passages à tabac ».