Henri Alleg, auteur de « La Question », en 1958, un témoignage accablant des sévices infligés par l’armée en Algérie, est l’une des dernières personnes à avoir vu Maurice Audin vivant. / ERIC CABANIS / AFP

Il est l’auteur de La Question (Editions de Minuit, 1958), témoignage accablant des sévices infligés par l’armée en Algérie. Il est aussi un héros puisque, comme raconté dans ce livre, il subit et résista aux « procédés spéciaux » employés à Alger, en 1957, ces mêmes procédés qui coûtèrent la vie à Maurice Audin. Henri Alleg, ancien directeur du quotidien Alger républicain, devenu journaliste à L’Humanité, a accepté de nous raconter les conditions de son arrestation, quasi identiques à celle du jeune mathématicien dont il était l’ami. Et de revenir sur leur dernière rencontre au « centre de triage » d’El-Biar, en pleine séance de torture.

Comment les parachutistes du général Massu vous ont-ils arrêté ?

Henri Alleg  : Ils me mettent la main dessus le 12 juin 1957, au domicile de Maurice et de Josette Audin, justement. Je ne sais pas encore que Maurice a été arrêté la veille. J’ai eu vent d’un probable coup de filet des « paras » et, en dépit des règles de la clandestinité qui veulent que deux militants communistes n’aient aucun contact entre eux, j’espère pouvoir l’avertir du danger. Trop tard : Maurice a déjà été pris, et je le suis à mon tour en tombant dans une « souricière ».

Tout s’est passé très vite. J’ai compris ce qui m’attendait quand la porte s’est ouverte sur un policier. Josette Audin était là, derrière lui, son bébé dans les bras. J’ai fait l’imbécile, en tentant de me faire passer pour un agent d’assurances. « Quelle assurance ? », me lance le type. Je bégaie la première chose qui me passe par la tête : « L’assurance Soleil ». Il me fait signe d’entrer ; puis il s’absente aux toilettes. Je repère une clé — Josette acquiesce en silence, me signifiant ainsi que c’est bien celle de l’entrée. Je me jette dessus, ouvre la porte, prends le temps de refermer derrière moi, dévale les escaliers, mais pas assez vite. L’homme me rattrape au premier étage, armé, tremblant. Je l’ai senti très nerveux ; j’ai préféré le suivre sans broncher.

Je me souviendrai toujours de ce qu’a dit un des « paras » venus me chercher : « Excellente prise. C’est Alleg, d’Alger républicain. » Il m’avait reconnu. Il faut dire que mon journal était le seul quotidien officiel de l’opposition.

Vous êtes transféré au centre d’El-Biar, où Maurice Audin est torturé depuis la veille. Quand comprenez-vous que vous allez subir les mêmes sévices ?

Les intimidations débutent dès mon transfert. Le policier chargé de me surveiller dans la jeep m’enfonce le canon de sa mitraillette dans les côtes et me menace : « Si vous faites le con, une giclée vous attend. » En pleine bataille d’Alger, tout militant communiste ou nationaliste savait très bien à quoi s’attendre. Et moi encore plus, qui récoltais des récits de torture au journal. Arrivé à El-Biar, le doute n’était plus permis : « On va vous préparer un petit interrogatoire et je vous promets que vous allez parler », m’a-t-on dit. Qu’attendaient-ils de moi ? D’avouer où j’étais hébergé. A ce moment-là, j’imaginais que Maurice avait été arrêté, mais je n’en avais toujours pas la confirmation.

Vous êtes l’un des derniers à croiser Maurice Audin vivant. Parlez-nous de cette ultime rencontre.

A El-Biar, deux hommes me prennent immédiatement en charge : Erulin et Charbonnier. Rapidement, ceux-ci demandent, au téléphone, qu’on leur fasse venir « une équipe pour une grosse légume ». Flatteur. Quand arrive le groupe de tortionnaires débutent pour moi les « séances » que j’ai détaillées dans La Question.

Je recevais des coups ; j’étais agenouillé, quand j’ai entendu Charbonnier dire : « Amenez Audin, il est dans l’autre bâtiment. » Je dois dire que je n’ai pas été plus surpris que ça de le savoir là. Je le voyais à peine, sans mes lunettes. « Allez, Audin, dites-lui ce qui l’attend. Evitez-lui les horreurs d’hier soir », a poursuivi Charbonnier. A voir la tête de Maurice, même dans le brouillard où j’étais, j’ai compris qu’il avait été torturé. Cela n’a pas duré longtemps, une minute ou deux. Le temps pour lui de me dire : « C’est dur, Henri. »

Ils ne nous ont pas laissés poursuivre la discussion ; ils voulaient juste que je comprenne qu’ils étaient prêts à tout, avec des Algériens comme avec des Européens.

Dix jours plus tard, le 21 juin 1957, Maurice Audin disparaît…

Il devait être 22 heures, ce soir-là, lorsque Charbonnier est venu me demander de me préparer pour un transfert. Me préparer ? Mais qu’avais-je à préparer ? Je n’avais rien. Je l’ai entendu dire dans le couloir : « Préparez aussi Audin et Hadjadj. » J’ai attendu. Personne n’est venu me chercher. Dans la cour, une voiture a démarré, s’est éloignée. Un moment après, une rafale de mitraillette. J’ai pensé : « Audin. » Pour moi, il n’y a aucun doute possible : il a été assassiné. Est-ce que tout ça a été planifié ou est-ce qu’il est mort lors d’un interrogatoire qui a mal tourné ? Je n’ai pas la réponse — d’autres, aujourd’hui encore, l’ont, cette réponse, je pense au général Aussaresses [mort en 2013] notamment. Quoi qu’il en soit, le résultat est le même : Maurice a été tué.

D’El-Biar, vous êtes transféré au camp de Lodi, puis à la prison de Barberousse. C’est là que naît La Question. Comment parvenez-vous à écrire ce livre ?

C’est mon avocat, Léon Matarasso, qui m’en souffle l’idée. Je rédige dans une écriture microscopique des passages de trois, quatre pages, pliées en cubes minuscules, cachées dans une de mes pantoufles ou les plis de mes vêtements, et transmises, au parloir, à mon avocat. A Paris, Léon se met en quête d’un éditeur. Toutes les maisons contactées s’enthousiasment mais une seule, les Editions de Minuit, de Jérôme Lindon, a le courage de mener le projet à son terme. Le retentissement est considérable, et la saisie du livre en est la meilleure publicité !