Tribune. En décembre 2017, Emmanuel Macron, alors en visite à Alger, se fait interpeller par un jeune homme qui l’invite à « assumer [le] passé colonial » de la France. Le président français lui fait cette surprenante réponse : « Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous, votre génération, elle doit regarder l’avenir. »

J’ai 32 ans et moi non plus, je n’ai jamais connu la colonisation. Je fais partie d’une génération qui, je le crois sincèrement, est tournée vers l’avenir. Elle en a les yeux écorchés à force de regarder autour d’elle à la recherche de lendemains plus joyeux.

J’ai 32 ans et mes parents, mes oncles et tantes tout comme mes grands-parents, sont nés avant l’indépendance de l’Algérie. Ils portent en eux des histoires de privation, d’humiliations, de combats. Avec mes frères, nous faisons partie de la première génération de ma famille à être née citoyens à part entière. Nous avons grandi et nous continuons de grandir avec cette identité : les premiers à ne pas être nés indigènes, citoyens de seconde zone.

Lorsque Emmanuel Macron dit en décembre 2017 à ce jeune homme et me dit donc à moi aussi que nous n’avons pas connu la colonisation pour justifier une absence de réponse à une vraie question sur le devoir de mémoire, c’est aussi exaspérant que d’entendre des politiciens algériens amateurs de discours paternalistes nous expliquer que nous n’avons rien vécu, rien fait, puisque nous sommes nés après 1962.

La colonisation ne s’est pas terminée en 1962

A chaque fois, c’est facile, rapide et faux. Questionner, fouiller le passé, tenter de composer avec les contradictions des historiens, l’Histoire officielle d’un côté, le mutisme de l’autre, n’empêchent pas d’être résolument ancré dans le présent ni d’être tourné vers l’avenir

Il aura fallu sept présidents français pour enfin aboutir jeudi 13 septembre à cette déclaration historique d’Emmanuel Macron

La colonisation ne s’est pas terminée en 1962. Les milliers de disparus ne sont pas revenus chez eux au lendemain de la fin de la guerre. Les essais nucléaires dans le Sahara ont continué bien après l’indépendance de l’Algérie. Ce n’est qu’en octobre 2007 que l’armée française a accepté de donner à l’armée algérienne la carte des mines antipersonnel. Onze millions de mines avaient été déposées entre 1956 et 1959 aux frontières marocaines et tunisiennes. Elles ont continué d’exploser tuant régulièrement des habitants dont des enfants et ont été parfois récupérées par les groupes terroristes durant les années 1990.

Aboutir à un « effort de vérité historique »

Alors, il était plus que temps. Cela faisait soixante et un ans que Josette Audin se battait pour obtenir la vérité sur la disparition et le meurtre de son mari. Il aura fallu un nombre effrayant de demandes et d’actions en justice, un travail historique colossal, des aveux et témoignages, des articles, l’influence d’hommes et de femmes, sept présidents français pour enfin aboutir jeudi 13 septembre à cette déclaration historique d’Emmanuel Macron.

Car oui, c’est une décision historique et courageuse. Déjà des voix s’élèvent pour protester, dire que tous les témoins sont morts et qu’il est difficile de savoir ce qui s’est réellement passé. D’autres y voient une manœuvre politique. On affirme que c’est un écran de fumée qui ne peut pas faire oublier qu’Emmanuel Macron mène une politique radicalement de droite, de cette droite dure sans âme qui ferme ses portes aux réfugiés de guerres, oubliant que nous sommes tous des réfugiés possibles.

Tout de même, la décision est courageuse, historique, importante. Elle l’est parce qu’Emmanuel Macron ne s’arrête pas à la reconnaissance d’« un système légalement institué qui a favorisé les disparitions et permis la torture à des fins politiques. » Il appelle à ce que « toutes les archives de l’Etat qui concernent les disparus de la guerre d’Algérie puissent être librement consultées et qu’une dérogation générale soit instituée en ce sens ». Enfin, il invite au témoignage général pour aboutir à un « effort de vérité historique ».

De nombreuses zones d’ombre

Il reste encore tant d’histoires à raconter. Les zones d’ombre sont nombreuses. Il y a beaucoup de mémoires à honorer. Des résistants à se rappeler. Des victimes à apaiser. Des coupables à nommer.

à Alger, vous pouvez emprunter la rue Larbi Ben M’hidi pour rejoindre la place Maurice Audin. Les deux hommes cohabitent à quelques mètres l’un de l’autre

Dans la nuit du 11 juin 1957, le mathématicien et membre du parti communiste Maurice Audin est arrêté à son domicile. Il a 25 ans, une femme, trois enfants. Il est torturé puis tué. Son corps est enterré quelque part en Algérie, on ne sait pas où. Quelques mois auparavant, le 23 février 1957 (ou peut-être était-ce le 16), Larbi Ben M’hidi, un des chefs historiques du FLN, est arrêté, torturé, tué. Il avait 34 ans. A Alger, vous pouvez emprunter la rue Larbi Ben M’hidi pour rejoindre la place Maurice Audin. Les deux hommes cohabitent à quelques mètres l’un de l’autre.

Il y a dix ans, avec une bande de copains, nous avions écrit et mis en lecture une petite pièce de théâtre où nous imaginions le retour de ces deux hommes à Alger en 2008, le temps d’une journée. Nous les avions fait se rencontrer Rue Larbi Ben M’hidi et marcher jusqu’à la place Audin. Nous avions pensé qu’il était important de confronter notre présent à leurs espérances de l’époque.

Nous avions 20 ans, nous n’avions évidemment pas connu la colonisation mais nous pensions que comprendre ces hommes et leurs combats nous serait bien utile.

Kaouther Adimi est l’auteure de trois romans dont Nos Richesses (Seuil, 2017, prix Renaudot des lycéens).

L’affaire Maurice Audin, un symbole des exactions de l’armée française en Algérie
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