Par Jeanne Esperabet

Le cinéma de Josef von Sternberg aura surtout raconté l’histoire d’un visage, celui de sa muse et plus chère collaboratrice, Marlene Dietrich. L’actrice aura traversé son cinéma comme certaines vies le sont parfois par une seule grande histoire d’amour qui les contient toutes. A l’extrémité de sa filmographie, brille pourtant Anatahan (1953), avant-dernier film du cinéaste, qui est une échappée loin des terres hollywoodiennes et de Dietrich en même temps qu’une sorte d’épure récapitulative de son propre cinéma.

Cette épure, Sternberg la trouvera au Japon. Son désir de tourner un film nippon remonte aux années 1930, mais le cinéaste attendra une vingtaine d’années avant de pouvoir concrétiser ce projet. Il cherche un sujet, il en trouvera un dans un article de quatre lignes paru dans le New York Times relatant l’histoire vraie, survenue pendant la seconde guerre mondiale, d’une femme et d’un groupe de pêcheurs et de soldats naufragés pendant sept ans sur l’île d’Anatahan, dans l’océan Pacifique. Les médias locaux finirent par découvrir qu’une poignée d’hommes qui vécurent sur l’île seraient morts dans des conditions mystérieuses.

Un espace mental

Des hommes, une femme, une île : il n’en faut pas plus à Sternberg pour que la fiction naisse et s’enfièvre. Pas plus aussi pour, finalement, se sentir chez lui. Il ne souhaite pas réaliser un film hollywoodien au Japon mais une œuvre nourrie par l’art japonais dont il est un fervent admirateur. Il s’entoure d’une équipe technique exclusivement locale, les acteurs sont, pour la plupart, de simples amateurs croisés au hasard, et son unique actrice, Akemi Negishi, est une danseuse de revue de 18 ans. Son immersion et sa connaissance de cette culture n’empêcheront pas la critique japonaise de l’époque de lui reprocher de porter un regard exotique et colonial.

La faute peut-être à un malentendu : le cinéma de Sternberg ne s’est jamais préoccupé d’enregistrer une réalité tangible, concrète, documentaire, mais rend compte d’un espace mental, une vision enfouie en lui et qu’il n’y aurait plus qu’à éclairer. Le dépaysement n’est ici qu’un prétexte à se reterritorialiser ailleurs, à prouver que la puissance d’un style ne dépend pas d’un pays et d’une industrie. La critique a pu être heurtée par le choix de Sternberg de ne pas traduire les dialogues de son film pour préférer nous guider en voix off à travers l’intrigue. Loin d’être une marque de démiurgie, ce ressort permet au récit de s’apparenter à un mythe immémorial que le cinéaste-conteur transmettrait.

La terre du déni

Un détail exprime cette supériorité, chez lui, de l’artifice sur le document : Sternberg s’est rendu au Japon pour tourner Anatahan mais le film a été entièrement réalisé en studio. La nature luxuriante, construite de toutes pièces, qui enveloppe les naufragés ne prétend pas être autre chose qu’un fantasme de nature, de même que Keiko, seule présence féminine, est présentée comme « la dernière femme sur Terre » ou « la Reine des abeilles ». Une pure apparition, typique du cinéaste : féminine, souveraine et fatale pour les hommes qui se risquent à l’approcher. D’un pays à l’autre, le paradigme de Sternberg n’a pas lieu de changer : les hommes sont les pantins de leur propre désir, le sexe dirige le monde.

Seule concession faite au document, Anatahan est percé en son milieu par des images documentaires montrant la défaite japonaise et le retour des soldats au sein de leurs familles. Cette douloureuse réalité, les naufragés se refusent à y croire. Anatahan est la terre du déni, un écosystème à l’image du cinéma de Sternberg : le temps se suspend, le désir brûle, et l’on en sort à la manière hébétée dont on s’extirpe d’un songe.

Anatahan de Josef von Sternberg - Trailer vostf
Durée : 01:41

Film américain de Josef von Sternberg (1953). Avec Akemi Negishi, Tadashi Suganuma, Kisaburo Sawamura, Shoji Nakayama (1 h 34).