Renaud Lavillenie lors de la finale du saut à la perche des championnats d’Europe de Berlin. / ANDREJ ISAKOVIC / AFP

L’implacable domination a laissé place à une nouvelle concurrence acharnée, mais la régularité au plus haut niveau n’a, elle, pas disparu. A 32 ans, le sauteur à la perche Renaud Lavillenie a décroché cette saison un titre de champion du monde en salle (en mars) et une médaille de bronze lors des championnats d’Europe, en août à Berlin. Lors de cette dernière compétition, il a été battu par une jeunesse triomphante, le Suédois Armand Duplantis (18 ans) et le Russe Timur Morgunov (21 ans). Le champion français assure toutefois qu’il n’a pas dit son dernier mot, avant les Mondiaux qui se tiendront en octobre 2019 à Doha.

Vous n’avez pas remporté un nouveau titre européen, mais une 17e et une 18e médaille en dix-neuf grands championnats. Quel bilan faites-vous de la saison ?

Il est encore très positif, surtout qu’elle a été difficile au niveau de la préparation. Une saison s’articule autour des championnats. Et avant de vouloir absolument l’or, c’est important de décrocher au moins une médaille. Le titre mondial en salle a d’abord été très important, puis, à Berlin, la compétition a été très intense. Vu le niveau [le vainqueur a sauté 6,05 m], être sur le podium n’était vraiment pas facile.

Malgré la défaite à Berlin, vous avez franchi plusieurs fois 5,90 m cette année. Est-ce encourageant ?

J’ai été capable de sauter 5,90 m sur plusieurs mois. Lors de ma plus belle saison en 2015, j’avais franchi 19 fois 5,80 m et 13 fois 5,90 sur 25 compétitions. Là, je termine à 19 fois et 8 fois sur 26 rendez-vous. Par rapport à mon manque de préparation intensive, c’est déjà très bien. Il y a une constance au fil de l’année qui permet ensuite d’être le meilleur possible le jour J.

Après le titre mondial en salle, vous avez paru revanchard : « On m’avait enterré et ça me faisait rire parce que je savais ce que je valais. » Est-ce la concurrence en hausse qui a pu faire croire à un éventuel déclin ?

Lors de mes cinq premières années, j’ai gagné beaucoup avec un très haut niveau, mais en étant souvent très esseulé. Mes adversaires n’étaient pas réguliers. Depuis deux ans, tout a changé. Nous sommes entre cinq et sept à pouvoir gagner chaque compétition. On se confronte tout le temps. Cela enlève la monotonie des saisons. Mais une chose n’a pas changé : au moment des championnats, je suis toujours sur le podium quoi qu’il arrive.

Cette nouvelle adversité peut-elle vous pousser plus longtemps ?

L’envie n’a jamais été le problème. C’est surtout la complexité de jongler avec son état physique. J’ai bien senti le cap des trente ans. Jusqu’à 28 ans, je me sentais dans la fleur de l’âge, peu importe ce que je faisais, ça réussissait et je récupérais beaucoup plus aisément. Désormais, il faut que je sois plus intelligent dans mes choix. La concurrence rend chaque compétition comme un défi. Que je finisse la saison avec vingt ou trois victoires, le plus important est d’avoir les trois victoires qui comptent.

La technique du perchiste doit-elle évoluer avec l’âge ?

Il faut changer au feeling, car il n’y a aucune certitude que l’on soit obligé de changer son entraînement à partir de tel âge. Tout cela est très personnel. Par contre, je sens que l’expérience permet d’être plus efficace. Cette saison, si j’ai été aussi régulier, ce n’est plus grâce à mes qualités physiques, mais grâce à ma gestion des compétitions, aux choix de la bonne perche au bon moment. A l’avenir, ce n’est pas parce que je vais repasser à des perches plus souples que je vais sauter moins haut.

Sergueï Bubka avait gagné son 6e titre mondial à 33 ans avant de galérer les trois dernières années. Avez-vous parlé avec lui de la fin de carrière ?

J’en ai plus parlé avec un autre ancien, Jean Galfione, qui m’a toujours donné de très bons conseils. Il m’avait parlé de ce moment où tu sens cette bascule de maîtrise dans l’utilisation de ton potentiel. Ce n’est pas parce que tu vas moins vite, que tu es moins explosif, que tu vas tout perdre. La récupération devient un enjeu crucial. A 25 ans, tu peux la négliger un peu. Après, tu n’as plus le droit à l’erreur. Pour revenir à Sergueï, il a démontré que l’on pouvait gagner tard. Mais il n’y a pas que la première place, d’autres perchistes sont montés sur des podiums à 35 ou 36 ans et je pense que c’est largement de mon ressort.

Vous n’avez jamais été champion du monde en plein air malgré votre statut de favori. Ne plus l’être est-il un bon présage avant Doha 2019 ?

Je dirais presque que j’attends ce moment depuis dix ans, le fait d’être considéré comme un pseudo-outsider. Depuis 2009, à chaque saison, il n’y avait pas d’autres questions que la victoire ou rien. L’an prochain, vu le niveau et la densité, on peut être premier comme cinquième avec un écart très maigre. Peut-être qu’il aura fallu attendre que la concurrence soit acharnée pour que ça me réussisse lors d’un championnat du monde. En tout cas, je sais que j’ai encore les moyens de grappiller des titres et des médailles.

L’objectif va maintenant être d’arriver à 100 % de vos moyens physiques ?

Oui, ce que je n’ai pas pu faire lors des trois derniers championnats. Ce n’est pas une science exacte. Le but va être d’éviter que mes douleurs au genou n’apparaissent. Lorsque l’inflammation s’installe, la seule solution est le repos et c’est impossible quand une compétition se profile. Il ne me reste plus alors qu’à serrer les dents. Il faut donc tenter de trouver les protocoles d’entraînement adéquats.

« Si on va à l’encontre de la performance, on va à l’encontre du spectacle »

Après la retraite du sprinter jamaïcain Usain Bolt et avec les scandales de dopage, l’athlétisme semble être en perte de vitesse. Ce qui conduit la Fédération internationale (IAAF) à réfléchir à de nouveaux formats de compétition. Tout en soulignant que l’« on s’est parfois trop reposé sur Bolt », ce qui « était efficace à court terme », mais a fait que l’« on a perdu beaucoup plus le jour où il n’[était] plus là », Renaud Lavillenie s’avoue un peu sceptique sur ces nouveaux projets. « Pour rendre un sport attractif, il faut des performances. On se rend compte que tu peux avoir le meilleur spectacle autour de la compétition, ce qui fait vibrer les gens, c’est la performance et le dépassement de soi », assure-t-il. « Or, si on va à l’encontre de la performance, on va à l’encontre du spectacle ». Pour sa part, il estime qu’à la perche par exemple, on « peut envisager de réduire le nombre de finalistes ». « A Prague, lors de championnats d’Europe en salle en 2015, nous étions huit en finale et le concours avait duré 1 h 30, 1 h 45 maximum ». Autre piste  : « mieux former les jurys », car, dit-il, « quand tu attends deux minutes de trop à chaque changement de barres, cela peut plomber une compétition ». « En tout cas, conclut-il, si tu modifies les règles, que tu rends plus difficile la performance, tu mets en danger l’économie de l’athlétisme qui repose beaucoup sur l’argent que donnent les sponsors selon le niveau de performance. »

A 18 ans, votre record était de 4,70 m quand Duplantis a franchi 6,05 m. Etes-vous ébahi par la précocité de la concurrence ?

Forcément, on va dire que ça nous a alertés. Comment est-ce possible ? En fait, mon coach m’a dit quelque chose de très intelligent. Jusqu’à il y a dix ans, on commençait très tard la perche. « Mondo » [le surnom d’Armand Duplantis] et d’autres ont débuté très jeunes et surtout ils pratiquent de manière beaucoup plus pro et rigoureuse. C’est normal qu’ils arrivent prêts plus tôt. Ils bénéficient aussi de perches en quantité depuis très jeunes, alors que, moi, j’avais quatre perches dans mon étui lorsque j’étais junior. Et elles sont plus précises et en gamme plus étoffée.

Le record du monde junior a longtemps été à 5,80 m. En 2008, l’Allemand Raphael Holzdeppe avait égalé la performance du Russe Maksim Tarasov établi en 1989. Des juniors à plus de 5,70 m, ça ne courrait pas les rues. En ce moment, on en a trois ou quatre. Cela montre l’évolution globale et pas juste l’avènement d’un seul extraterrestre.

Jusqu’où pensez-vous qu’Armand Duplantis ou Timur Morgunov puissent aller ? On évoque la barre des 6,20 m…

Dur de prédire l’avenir. L’évolution physique d’un gamin de 18 ans à un senior de 23 ans est assez notable. Si à 18 ans, tu as déjà le gabarit d’un senior, peut-être que tu n’évolueras plus. Après, il n’y a aucune raison de ne pas croire en leur capacité à aller plus haut. La question va être de savoir s’ils vont s’améliorer de 3 ou 4 centimètres ou bien de 15 centimètres. Plus on monte en hauteur, plus les centimètres sont chers. C’est comme si on demandait à un mec à 5,90 m de faire six mètres du jour au lendemain.

Avant Berlin, je n’avais jamais vu « Mondo » faire de bonnes tentatives à 6 mètres. Il ne parvenait pas à utiliser sa perche à cette hauteur. Cette fois-ci, il y a eu un déclic. 2019 va être déterminante. Soit il est à nouveau facile à 5,90-6 mètres et on pourra dire qu’il sera très fort, soit il éprouve plus de difficulté et il aura besoin de digérer. Quoi qu’il en soit, c’est mieux de débuter comme il l’a fait. Il est dans le cercle fermé et on ne pourra jamais lui enlever.

Championnats Européens / Athlétisme : Revivez les meilleurs moments du concours à la perche !
Durée : 04:46

Vous n’avez plus franchi 6 mètres depuis 2016. Vous sentez-vous capable de retrouver cette hauteur mythique ?

Je suis persuadé que si tout revient dans l’ordre la saison prochaine, il y a toutes les chances que je puisse les repasser. Cette année, j’ai raté six mètres deux fois pour pas grand-chose, à Birmingham lors des Mondiaux et lors d’un meeting au Texas où j’ai à peine touché la barre qui n’est tombée que lorsque j’étais déjà sur le tapis.

Vous traînez une réputation de caractère fort, de personnalité qui peut aller au conflit. Or, avec Duplantis, vous êtes très amis. On s’adoucit avec l’âge ou cette relation est-elle spéciale ?

(Sourire.) Il y a un peu des deux. Je pense que j’ai évolué sur le point du caractère, mais je ne suis pas comme ça avec tout le monde. On ne peut pas être ami avec tout le monde. Avec certains, le feeling passe. Il y a quelque chose de personnel avec « Mondo ». Il n’y a pas de jeu de rôles, c’est naturel.

Suppression des postes de conseillers techniques sportifs : « On ne pourra pas laisser passer ça »

Interrogé sur les économies prônées par le gouvernement dans les structures étatiques qui encadrent et accompagnent le sport français (les 1 600 conseillers techniques sportifs), Renaud Lavillenie considère qu’« il y a un message contradictoire au moment où tout le monde est content d’avoir les Jeux en 2024 ». « L’an passé, avec l’attribution, on pensait que le sport aurait dix belles années devant lui, avec plus de moyens. Finalement, c’est tout le contraire qui se passe », déplore-t-il, soulignant que « le sport a une utilité sociale, il est rassembleur ».

Les sportifs pourraient-ils faire entendre leurs voix ? « Il faut attendre de voir si ça se concrétise, réfléchir. Mais on ne pourra pas laisser passer ça, avance-t-il. Il y aura forcément une réaction qui pourrait passer par exemple par le CNOSF [Comité olympique et sportif français], qui est notre référent. Ça ne sera pas la première fois que l’on doit se battre contre un gouvernement. »