CELIA GAULTIER

« Venez dans un amphithéâtre à l’université et regardez : c’est devenu un immense cybercafé. Tel étudiant qui fait les soldes, tel autre qui regarde ses mails et qui s’amuse sur Facebook ou qui cache son téléphone derrière l’ordinateur pour envoyer des textos. » A quelques jours de sa prochaine rentrée universitaire, Olivier Esteves, professeur d’anglais à l’université de Lille, fait ce constat avec agacement. « Je me rappelle un cours où je montrais des extraits de The Wire [Sur Ecoute, série créée par David Simon en 2002]. Après le visionnage d’extraits, une bonne partie des étudiants étaient incapables de répondre aux questions, encore moins de participer au débat en anglais. »

Fin septembre, Olivier Esteves annoncera donc à ses étudiants « l’interdiction pure et simple » de tout appareil connecté, ces « armes de distraction massive », comme il les appelle. A l’en croire, un nombre grandissant de ses collègues du supérieur serait en train d’imposer des cours sans écrans, au motif que leurs étudiants apprennent moins bien en tapant sur un clavier et qu’ils sont moins attentifs.

Si le Parlement a adopté l’interdiction du téléphone portable dans les écoles et les collèges, l’enseignement supérieur n’est soumis à aucune loi sur le sujet. Chaque professeur, propriétaire symbolique de son enseignement, décide des outils – ou de leur absence – pour construire son cours.

Plus de notes, moins de compréhension

Qu’est-il reproché aux ordinateurs portables ? La première critique a été formellement adressée en 2014 par des professeurs américains, Pam A. Mueller, de Princeton, et Daniel M. Oppenheimer, de l’université de Californie à Los Angeles (UCLA). Leur travail de recherche avait démontré que les étudiants qui prenaient des notes de manière traditionnelle, c’est-à-dire avec un stylo et du papier, avaient de meilleurs résultats que ceux qui retranscrivaient le cours mot à mot sur ordinateur. En somme, les étudiants retranscrivaient plus avec leurs ordinateurs mais « sans discernement et de manière stupide ». Néanmoins les chercheurs américains n’avaient pas mesuré l’« effet Internet » et la dispersion de l’attention au profit des réseaux sociaux et autres tentations du Web.

En somme, les étudiants retranscrivaient plus avec leurs ordinateurs mais « sans discernement et de manière stupide »

Aux Etats-Unis, pays où les frais d’inscription à l’université peuvent atteindre parfois des dizaines de milliers de dollars par an, quelques professeurs ont pris des mesures radicales pour éviter la dispersion de la concentration. « Cela peut sembler extrême, mais un nombre croissant de preuves montre que les étudiants apprennent moins bien avec les ordinateurs, qu’ils ont de plus mauvaises notes mais qu’en plus, cela dérange ceux qui ne les utilisent pas (…). Je peux faire quelques exceptions, mais de façon générale tout appareil électronique est banni de mes cours », écrit Susan Dynarski, enseignante à l’université du Michigan, dans une tribune publiée dans le New York Times en novembre 2017.

Darren Rosemblum, professeur de droit à Pace University (New York), explique que l’interdiction de l’ordinateur, il y a cinq ans, dans ses cours, a augmenté l’engagement de ses étudiants. « J’aide les étudiants à devenir de futurs professionnels du droit. Pour être un bon avocat, il faut deux qualités, écouter et communiquer. C’est impossible avec un ordinateur », développe-t-il.

En France, ces recherches et ces débats ont eu un écho assez rapidement, même si l’invasion des écrans est plus récente. Anne Boring, chercheuse affiliée au laboratoire de pédagogie de Sciences Po Paris et professeur d’économie à l’université Erasmus de Rotterdam aux Pays-Bas et, a compulsé les travaux sur ce thème. « Globalement, l’effet de l’ordinateur est plutôt négatif sur les étudiants. La perte d’attention est plus rapide. Il suffit de quelques secondes d’ennui pour qu’Internet soit un recours », explique la chercheuse. Elle ne se prononce pas pour une interdiction formelle des objets numériques dans ses cours, préférant « mettre en garde ses étudiants et leur apprendre comment prendre des notes efficaces ».

Mais une simple mise en garde suffit-elle à changer les habitudes des étudiants ? Chantal Enguehard, professeure d’informatique à l’université de Nantes, a tranché cette question. Les ordinateurs et téléphones portables sont tout simplement interdits dans ses cours.

« Je leur explique, dit-elle, que les logiciels qui équipent les objets connectés ont été conçus par des équipes de recherche et développement réunissant des centaines d’ingénieurs, de designers, de graphistes, etc. Si quelques applications peuvent être utiles lors de leurs études, la plupart constituent des distractions : visionnage de vidéos, jeux, discussion en ligne, consultation de sites Web amusants ou d’information, etc. Ces applications cherchent à capter leur attention. »

Bataille à armes inégales

Face à ces objets trop séduisants, le combat n’est-il pas perdu d’avance pour l’enseignant ? « Pour écrire un logiciel, un crayon et du papier suffisent et, quand nous avons besoin d’un ordinateur, nous avons ceux de l’université. Quant à Internet, passé un certain niveau en informatique, ce n’est plus utile », souligne Chantal Enguehard pour appuyer son choix.

Un argument qui fait écho à la thèse de Roberto Casati, philosophe et chercheur au CNRS, défendue dans son livre Contre le colonialisme numérique (Albin Michel, 2013). Le chercheur y désossait le personnage du « digital native » (la génération numérique) – cet être défini par Marc Prensky dans Digital natives, Digital immigrants en 2001 (MCB Press) –, né après les années 1990 et qui serait « capable de naviguer efficacement avec la plus parfaite aisance dans une forme de constante dispersion », écrivait Roberto Casati, tout en regrettant qu’« il n’existe aucunes données sur la mutation anthropologique, l’esprit subit la dispersion et il n’y a aucune raison de s’en réjouir ».

Certains enseignants ont décidé d’éviter toute prise de note à leurs élèves : les contenus sont envoyés avant et le moment du cours ne sert qu’à discuter et à débattre

Dans cette bataille à armes inégales pour capter l’attention des étudiants, certains enseignants ont décidé d’éviter toute prise de note à leurs élèves : les contenus sont envoyés avant et le moment du cours ne sert qu’à discuter et à débattre. Selon cette méthode de pédagogie inversée, très répandue dans les pays anglo-saxons, David Delfolie, professeur de sociologie à Paris-I Panthéon-Sorbonne et chercheur au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société (Idhes) du CNRS, envoie à ses étudiants tous les supports de cours par mail.

« Toutes les références, les citations, les chiffres et la bibliographie sont indiqués, si bien qu’ils n’ont plus qu’à écrire ce qu’ils comprennent réellement, assure-t-il. Ces notes deviennent une plus-value ensuite pour les révisions. Cette génération est fatiguée par les écrans, ils ont accès à plus d’informations mais n’arrivent plus à les ordonner. Nous leur devons cela pour leur réussite. »

Dans l’enseignement supérieur, la guerre aux écrans aura-t-elle lieu ?