L’espace fab lab de La Machinerie, à Amiens, où l’on travaille le bois et la mécanique. Truffé de machines de fabrication numérique (imprimante laser, scanner 3D, fraiseuse numérique, découpe laser…), l’atelier est ouvert au grand public, aux novices comme aux utilisateurs chevronnés. / La Machinerie

Pour dynamiser les territoires, le gouvernement entend donner un « coup d’accélérateur » au développement des « tiers lieux ». Dans la foulée de la remise d’un rapport sur ces espaces de « coworking », « fab lab », « living lab » et autre « makerspace », le secrétaire d’Etat auprès du ministre de la cohésion des territoires, Julien Denormandie, a annoncé, mercredi 19 septembre, un plan de 110 millions d’euros sur trois ans pour renforcer et déployer ces espaces de travail partagé où se mêlent fabrication et réseau d’échanges.

« Avant-gardiste, le mouvement des tiers lieux n’est plus un simple phénomène alternatif marginal », martèle Patrick Levy-Waitz, qui a piloté la mission « Tiers lieux et coworking ». Au terme d’un tour de France de huit mois, le président de la Fondation Travailler autrement en est convaincu : « C’est un phénomène économique émergeant mais réel qui touche l’ensemble des territoires, et bien plus puissant qu’on ne l’imaginait. » Jusqu’alors estimés à quelque 600, la mission en a dénombré plus de deux fois plus (1 463)… dont près de la moitié hors des métropoles. Et encore, si l’on tient compte des projets en gestation, leur nombre atteint 1 800. « Pour la première fois, avec ce mouvement qui part des citoyens et témoigne d’une transformation majeure de notre rapport au travail et des modes d’apprentissage, nous avons une vraie réponse au désenclavement des territoires », insiste Patrick Levy-Waitz.

Collaborations croisées

Hybrides et multiformes, les tiers lieux se caractérisent par une grande diversité. Ils revendiquent chacun leur manière de faire mais tous favorisent les rencontres entre des acteurs aux parcours et projets variés. Au sein du Mutualab, vaste espace autogéré de 1 000 m2 en plein cœur de Lille (Nord), se côtoient une cinquantaine de profils différents. « Autant de rencontres possibles susceptibles de favoriser des collaborations croisées », relève Emmanuel Duvette, son président.

« Lorsque l’on boit un café, déjeune ensemble, on partage nos réussites, nos échecs, on se remonte le moral, s’échange des opportunités d’affaires, et même parfois nous montons des projets communs », témoigne Séverine Jacob, céramiste potière, qui, avec neuf autres artisans d’arts, a créé en 2016 la CoFabrik. Installé au rez-de-chaussée d’un immeuble à Moulins, quartier prioritaire de Lille, ce tiers lieux associatif, géré bénévolement par l’ensemble de ses membres, compte, outre une douzaine d’ateliers privatifs, trois espaces fab lab dédiés au travail du bois, de la terre et aux arts graphiques, ouverts aux non-résidents, artisans comme passionnés des arts. « Il est important d’ouvrir le lieu sur le quartier pour faire connaître nos métiers et échanger nos savoirs », souligne Séverine Jacob.

Au sein du Mutualab, vaste espace autogéré de 1000 m2 en plein cœur de Lille, se côtoient pas moins d’une cinquantaine de profils différents. / Mutualab

Loin de rester sur eux-mêmes, tous cherchent à s’ouvrir sur leur environnement, aux riverains mais aussi aux entreprises, en proposant à celles-ci la location de salles pour des séminaires, en ouvrant à leurs salariés les ateliers thématiques qu’ils organisent pour leurs coworkers. Cela constitue une source de revenus complétant utilement la location d’espaces de travail. L’objectif est aussi et surtout « de faire connaître au tissu économique local les compétences présentes au sein de notre espace », relève Bénédicte Poncet, fondatrice du Mix, à Tassin-la- Demi-Lune (Rhône), premier espace périurbain du Grand Lyon à avoir ouvert en 2015.

Dynamique de développement du numérique sur le territoire

Truffé de machines de fabrication numérique (imprimante laser, scanner 3D, fraiseuse numérique, découpe laser…) le fab lab de La Machinerie, à Amiens, est ouvert seize heures par semaine, au grand public, aux novices comme aux utilisateurs chevronnés. « S’y côtoient des cadres de Procter & Gamble et des jeunes de centres sociaux, des quartiers prioritaires de la ville », observe Benjamin Lemay, cofondateur du lieu. L’équipe qui cherche à démocratiser l’usage des outils numériques développe aussi un « Make it Fab », labellisé Grande Ecole du numérique, dédié aux jeunes éloignées de l’emploi. Et avec les outils de l’atelier, La Machinerie propose des prestations de prototypages et de R&D externalisées pour des TPE et des PME.

Avec La Station, la communauté d’agglomération du pays de Saint-Omer (Capso), dans le Pas-de-Calais, veut aussi impulser une réelle dynamique de développement du numérique sur son territoire. Devant sa gare bientôt réhabilitée, elle a installé en juin 2016 un pôle éco-numérique de 140 m2. Celui-ci comprend un espace de coworking, un fab lab (découpe laser, imprimante 3D, broderie numérique…), un espace de prototypage et d’initiation aux outils numériques.

Gouvernance partagée

En deux ans, cet espace éphémère – La Station sera installée au sein même de la gare en 2019, une fois celle-ci rénovée – a enregistré plus de 15 000 visites de particuliers, d’étudiants et d’entreprises locales. « On est en train de montrer que la transformation numérique et digitale n’est pas réservée aux grandes métropoles, se félicite François Decoster, président de la Capso. Tout espoir n’est pas perdu pour les villes moyennes. » En vue de préparer le passage à la taille réelle du pôle, une association réunissant, aux côtés de la collectivité locale, entreprises, industriels, acteurs de la formation et de l’emploi et usagers, a été créée au printemps 2018. Car pour l’édile, « un lieu hybride appelle une gouvernance partagée ». Sans compter qu’à plus long terme, La Station s’est fixée pour objectif d’essaimer et d’installer des antennes dans les campagnes environnantes.

« Ouvrir un espace nécessite une masse critique. Et plutôt que de jouer la concurrence, les territoires doivent jouer la mutualisation et développer les synergies », insiste Patrick Levy-Waitz, convaincu de la nécessité d’encourager le développement de tels tiers lieux structurants, à même de jouer le rôle de tête de réseau et d’espace-ressources pour soutenir les tiers lieux existants ou la création de nouveaux dans les territoires.

« Accompagner les porteurs de projets en partant de leurs besoins »

Le plan gouvernemental de 110 millions d’euros d’ici à 2021 doit ainsi servir à créer ou consolider 300 « Fabriques des territoires », en priorité dans les zones rurales et les quartiers populaires, pour résorber les « fractures territoriales ». Il s’appuiera sur un fond d’amorçage de 60 millions – 20 millions par an – financé par l’Etat, qui dopera les projets en création. Un fonds d’investissement socialement responsable (IRS) de 40 millions, mixant crédits publics et privés, permettra aux tiers lieux d’accéder à un coût soutenable aux outils et compétences nécessaires pour consolider leur activité. Enfin, un fonds de dotation de 10 millions minimum alimenté par des entreprises viendra abonder les deux autres leviers.

Autant de moyens qui doivent prévenir la fragilité des tiers lieux. Car la grande faiblesse de ces structures est de peiner souvent à trouver leur modèle économique et à atteindre leur taille critique. « Il ne s’agit pas de lancer un plan massif pour uniformiser le déploiement des tiers lieux sur un modèle unique, mais d’accompagner, par des moyens mobilisables de manière souple et efficace, les porteurs de projets en partant de leurs besoins et en leur laissant l’initiative et le temps », prévient toutefois Patrick Levy-Waitz, qui insiste aussi sur l’accompagnement et la professionnalisation des animateurs de tiers lieux. Une structure nationale les mettra en réseau pour favoriser les échanges d’expériences entre eux et mutualiser formations et outils. « Dans une logique de filière, cette structure, appuie l’expert, doit être portée par et pour les tiers lieux. »