Rentrée des classes dans une école primaire de Quimper, en septembre 2017. / FRED TANNEAU / AFP

Chronique Phil’ d’actu. Avant d’annoncer la suppression de 1 800 postes dans l’éducation nationale, le ministre Jean-Michel Blanquer avait fait sa rentrée sur le thème de l’évaluation : deux nouvelles évaluations en CP, une en CE1, une en sixième, une en seconde, sans compter une nouvelle forme d’évaluation des établissements pour l’année prochaine.

L’objectif affiché par M. Blanquer est d’établir un meilleur diagnostic afin de cibler les besoins réels et d’agir plus efficacement. Les résultats de ces évaluations seront ensuite centralisés par un logiciel, regroupés par l’agence de statistiques du ministère (la DEPP, direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) et portés à la connaissance des parents d’élèves.

Le paradoxe de cette « évaluationnite » est qu’elle apparaît dans le contexte de « l’école de la bienveillance » chère à M. Blanquer. C’est pourquoi il insiste tant dans son discours sur le caractère non sanctionnant de l’évaluation, qu’il faudrait « dépassionner » (BFM TV, 10 septembre) puisque sa seule finalité serait « de mieux connaître pour mieux aider » (RTL, 30 août).

« L’heure n’est pas à la rupture »

A l’école de la bienveillance, l’évaluation ne sera plus stigmatisante ni angoissante : « Cela deviendra une habitude de recevoir le bilan de son enfant, comme c’en est une de faire la photo de classe » (Le Parisien, 2 septembre). Mais derrière cette nouvelle culture se cachent des intentions moins pédagogiques qu’économiques selon la professeure de philosophie Angélique del Rey, sollicitée pour cette chronique :

« Le ministère manque de données standardisées permettant de comparer la performance (au sens économique) de son système scolaire avec d’autres, la performance de tel ou tel établissement scolaire avec d’autres, voire la performance de tel enseignant par rapport aux autres… L’heure n’est pas à la rupture mais à la continuité dans l’effort pour faire plier un système d’un autre âge à la logique de la performance économique. »

Pour l’auteure de La Tyrannie de l’évaluation (La Découverte, 2013), le ministère de l’éducation nationale ne fait rien d’autre que s’aligner sur le néomanagement public, dont la grande obsession est celle de l’efficacité : faire mieux avec moins. Pour le « moins », les déclarations récentes sont claires : suppression de postes dans le secondaire et incitation à faire des heures supplémentaires. Pour le reste, tout dépend de ce qu’on entend par le terme « mieux » :

« Interrogez les enseignants sur le terrain : ils vous diront que ce qui marche, ce sont des évaluations adaptées au profil de la classe, à l’évolution pédagogique de l’enseignant, bref, pensées et construites par l’enseignant ou par l’équipe pédagogique. Si c’est vraiment dans l’intérêt de l’élève, pourquoi vouloir imposer des évaluations standardisées ? Et pourquoi, aussi, ne pas faire confiance dans la capacité des enseignants à diagnostiquer les problèmes des élèves ? »

Tout au contraire, le projet du ministre, détaillé dans L’Express (4 septembre), met l’accent sur le « profilage » des élèves, entièrement informatisé. L’objectif est d’obtenir des « indications objectives » sur ce que chaque élève est capable de faire (ses compétences) et ce qu’il doit améliorer.

Faire disparaître la décision politique

Cette véritable obsession de l’objectivité s’est traduite de plusieurs manières ces dernières années dans le système scolaire français : création d’un « conseil scientifique de l’éducation nationale », mise en place d’ENT (environnements numériques de travail) de plus en plus perfectionnés, recours aux classements internationaux (PISA, Pirls)… Que recouvre cette technicisation de l’éducation ? Selon Angélique del Rey :

« L’usage du logiciel est censé permettre une objectivité maximale, car, ainsi, personne n’interprète les réponses des élèves (l’interprétation étant réputée subjective). Le maître peut ainsi classer objectivement ses élèves, le chef d’établissement peut prendre des décisions adaptées au profil de son établissement : chacun est enfin à sa vraie place grâce au pouvoir de la machine et de l’objectivité. »

Cette vision de l’éducation rejoint une vision plus globale de la société, dans laquelle il n’y aurait aucune place pour la décision politique, mais seulement pour une application mécanique des mesures qu’impose la nécessité. C’est le fameux « TINA » de Margaret Tatcher : There is no alternative (« il n’y a pas d’autre solution »). Au-delà de l’évaluation, donc, l’enjeu n’est rien de moins que l’avancée du néolibéralisme dans l’école française…

Un rapport ambigu à l’évaluation

Enfin, si l’on observe de près en quoi consistent ces exercices standardisés, conçus par des spécialistes et des experts, voici ce qu’on trouve par exemple (Le Parisien, 30 août 2017) : on demande à des élèves de CP d’entourer la première lettre de chaque mot dans la phrase « Le chat attrape la souris » alors que ces élèves n’ont même pas encore appris à lire… Ce type d’évaluation a été dénoncé par Angélique del Rey dans son livre A l’école des compétences (La Découverte, 2010) :

« Peu importe que l’élève comprenne ou non la phrase, peu importe la situation d’apprentissage, ce qui importe, c’est uniquement la “compétence” dont fait montre l’élève, en dehors de tout contexte, comme on demanderait au fond à une machine de réaliser une de ses fonctions. On s’intéresse ici au “fonctionnement” de l’élève, pas à son existence… »

Tous les enseignants savent que les élèves ont un rapport ambigu à l’évaluation, qu’ils craignent et réclament en même temps. Depuis leur plus jeune âge, on les habitue par là à être en compétition permanente. Mais les parents d’élèves ne sont pas en reste, que ce soit pour avoir des raisons « objectives » d’en vouloir au professeur ou pour comparer leur enfant aux autres (ou leurs enfants entre eux). Enfin, les enseignants eux-mêmes ont du mal à ne pas évaluer, car l’évaluation leur sert à la fois de carotte et de bâton pour « tenir » leurs classes.

Il me semble qu’ajouter toujours plus d’évaluation, comme le souhaite Jean-Michel Blanquer, n’est pas la solution aux problèmes qui se posent aujourd’hui à l’école. S’il veut un diagnostic, il suffit de se pencher vers « le terrain » pour l’obtenir. Le problème, une fois de plus, n’est pas où nous en sommes, mais vers où nous voulons aller : veut-on une école automatisée et productiviste qui vise à classer et à segmenter les élèves et les établissements, même sous couvert de « bienveillance » ? Ou plutôt une école émancipatrice et humaine qui encourage la curiosité et l’intelligence ? Soyez-en sûrs : nous ne pourrons pas avoir les deux « en même temps ».

Thomas Schauder

A propos de l’auteur

Thomas Schauder est professeur de philosophie en classe de terminale à Troyes (Aube). Vous pouvez retrouver l’intégralité de ses chroniques Phil’ d’actu, publiées un mercredi sur deux sur Le Monde.fr/campus, ainsi que ses autres travaux, sur son site Internet.

En voici quelques-unes :

Les ouvrages d’Angélique del Rey :

- La Tyrannie de l’évaluation, La Découverte, 2013

- A l’école des compétences, La Découverte, 2010

- La Chasse aux enfants (avec M. Benasayag et des membres de RESF), La Découverte, 2008