Linus Torvalds en 2014. / Krd / CC BY-SA 4.0

Il est l’un des développeurs les plus influents au monde, mais aussi l’un des plus irascibles. Dimanche 16 septembre, après plus de vingt-cinq ans d’indifférence affichée, Linus Torvalds a pris toute sa communauté de court en présentant ses excuses dans un long message. « Il faut que je change de comportement, et je présente mes excuses aux personnes que ma conduite a blessées. » Il a aussi surpris en annonçant son retrait, temporaire, du projet qui a fait sa gloire : Linux.

Linus Torvalds, 48 ans, est à l’origine de ce célèbre système d’exploitation libre, principal concurrent de Windows et de Mac OS depuis plus de vingt-cinq ans. Mais Linux est bien plus que ça : le « noyau » du projet Linux (le kernel) équipe aujourd’hui la plupart des serveurs du monde, sur lesquels repose en grande partie Internet. La technologie Linux est aussi au cœur d’Android, le système d’exploitation mobile de Google, le plus populaire au monde.

Bien qu’il ait été créé par Linus Torvalds, un projet libre et open source comme Linux implique que chacun puisse y contribuer, en proposant des modifications. La vaste communauté de Linux est donc au cœur du projet qu’il pilote. Et certains de ses membres ont, à plusieurs reprises, dénoncé le comportement « abusif » de leur chef de file.

« Je n’en ai rien à faire de vous »

Peu réputé pour son empathie, Linus Torvalds a pris l’habitude d’insulter, dans des messages publics, les contributeurs avec lesquels il se trouve en désaccord. Un comportement assumé : « Je ne suis pas quelqu’un de sympa, et je n’en ai rien à faire de vous. Ce qui m’importe, c’est la technologie et le kernel », avait-il par exemple déclaré lors d’une conférence en 2015.

Le créateur de Linux savait alors pertinemment que sa personnalité était source de débats. Deux ans plus tôt, il avait été interpellé publiquement par Sage Sharp, membre de la communauté se définissant comme non binaire. « Linus, tu es l’un des pires pour agresser verbalement les gens, et piétiner leurs émotions », pouvait-on lire dans son message, qui exigeait aussi qu’il cesse toute « intimidation physique, menaces et agressions verbales », ainsi que la mise en place d’un code de conduite dans la communauté. « Si tu veux que j’agisse “de façon professionnelle”, je peux te dire que ça ne m’intéresse pas », avait alors répondu Linus Torvalds. Avant de poursuivre :

« Je suis actuellement assis chez moi dans mon bureau en robe de chambre. De la même manière que je ne vais pas me mettre tout à coup à porter des cravates, je ne vais pas non plus me mettre à la fausse politesse, aux mensonges, à la politique de bureau et aux coups de couteau dans le dos. »

En résumé, commentait encore, en juillet, un internaute sur Twitter : « Linus Torvalds mérite un prix Nobel pour Git [une autre de ses inventions géniales], le Turing Award pour Linux et un bon coup de pied au cul pour quasi tout le reste. »

Atmosphère toxique

Habituée à l’absence de remise en question affichée et assumée par Linus Torvalds, la communauté n’en a été que plus surprise de découvrir son message de remords publié dimanche. « J’ai conscience que j’ai vraiment ignoré des sentiments bien ancrés, et justifiés, dans la communauté », reconnaît-il.

« Je ne suis pas une personne très empathique et cela ne sera sans doute une grande surprise pour quiconque. (…) Mes attaques désinvoltes dans les e-mails n’étaient pas professionnelles et elles étaient déplacées. Surtout lorsqu’elles étaient personnelles. Dans ma quête du meilleur patch [une modification apportée au projet], cela avait du sens pour moi. Je sais maintenant que c’était mal et je suis vraiment désolé. »

Linus Torvalds présente notamment ses excuses aux personnes qui auraient quitté la communauté en raison de son comportement. Car l’un des reproches répétés était que ses saillies verbales généraient une atmosphère toxique, qui décourageait un certain nombre de personnes de contribuer à Linux. Et notamment des femmes, fortement minoritaires à contribuer au projet.

Linus Torvalds avait déjà exprimé publiquement qu’il faisait peu de cas des questions de diversité, mais celles-ci pourraient être à l’origine de sa soudaine prise de conscience. Selon le magazine The New Yorker, cet événement survient alors qu’un de leurs journalistes lui avait posé une série de questions dans le cadre d’une enquête sur sa conduite et la façon dont elle décourage les femmes de participer.

Dans la foulée de la publication de son message, la communauté a adopté un code de conduite interdisant explicitement « les commentaires insultants » et « les attaques personnelles », et prônant « un langage accueillant et inclusif ».

« La communauté doit aussi changer »

Dans la communauté, si beaucoup ont applaudi les excuses de Linus Torvalds, d’autres lui ont réservé un accueil moins chaleureux, amers que ce comportement ait été toléré si longtemps, et sceptiques sur sa sincérité. « Le vrai test, ce sera de voir si la communauté qu’a bâtie Linus et qui a protégé son droit à l’agression verbale changera », a tweeté Sage Sharp, qui avait fini par quitter le groupe. « Il n’y a pas que Linus qui doit changer, la communauté doit aussi changer. »

De son côté, le créateur de Linux a annoncé qu’il allait « faire une pause » et se « faire aider pour comprendre les émotions des autres et y répondre de façon appropriée ». Dans une conclusion sarcastique, il évoque la possibilité de créer un filtre pour ses messages : « Comme ça, quand j’enverrai un e-mail avec des gros mots, ces derniers ne partiront pas. »