Sauvetage au large de Zaouia, en Méditerranée, de 47 personnes par le navire humanitaire « Aquarius », dimanche 23 septembre. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Editorial du « Monde ». Sombre dimanche 23 septembre pour l’Aquarius, le navire affrété par les organisations non gouvernementales SOS Méditerrannée et Médecins sans frontières. Dernier bateau humanitaire patrouillant au large des côtes libyennes pour tenter de sauver des réfugiés ou migrants en détresse, l’Aquarius a déjà connu un périple éprouvant en juin, quand le nouveau gouvernement italien puis Malte ont refusé qu’il débarque dans leurs ports les centaines de rescapés qui étaient à son bord, avant que l’Espagne les accueille finalement.

Mais ce dimanche 23 septembre aura été plus sombre encore. L’on peut craindre qu’il ait sonné le glas de l’entreprise dont l’Aquarius est le symbole : assumer concrètement et courageusement le devoir humanitaire élémentaire de sauver des vies et de conduire dans des ports sûrs des hommes, des femmes ou des enfants prêts à tout pour échapper à l’enfer libyen où leur migration les a fait échouer. Rappelons aux indifférents que 1 700 personnes sont déjà mortes en Méditerranée centrale depuis le début de l’année.

Dégradation suprême

Avant le lever du jour, ce dimanche, c’est un face-à-face tendu, en pleine mer, qui a opposé les gardes-côtes libyens et le navire humanitaire. Ce dernier ayant repéré une embarcation en détresse et commencé le sauvetage des 47 personnes – pour la plupart des Libyens fuyant leur pays en plein chaos –, les gardes-côtes de Tripoli, menaçants, lui ont donné l’ordre de ne pas intervenir. S’ils ont finalement renoncé à empêcher ce sauvetage, ils ont clairement prévenu que la coopération précaire qui subsistait au large de la Libye est révolue.

Ce long dimanche de septembre s’est terminé avec la dégradation suprême pour un capitaine : perdre son pavillon. Il y avait déjà eu un Aquarius 1 lâché par Malte. Désormais c’est Panama qui refuse l’immatriculation de l’Aquarius 2. En lui retirant pour la deuxième fois son pavillon, on retire donc aux citoyens européens le droit de s’ériger contre une politique qui fait passer les intérêts nationaux ou continentaux avant la vie humaine.

Le vent a tourné

Depuis son premier voyage, en février 2016, l’Aquarius a recueilli à son bord 29 523 personnes, rappelant sans cesse que chaque vie mérite d’être sauvée. L’Aquarius est aussi le précieux témoin du vécu des migrants. A son bord, les femmes africaines ont raconté les viols commis en Libye, les hommes ont montré les cicatrices des coups reçus dans les geôles.

Mais ce discours-là, ce devoir-là, cet honneur-là ne sont plus d’actualité. Le vent a tourné. Sous la pression d’opinions publiques chauffées à blanc par les discours xénophobes, l’Europe a chargé la Libye de jouer à nouveau le rôle de barrage aux migrants qu’elle assumait sans sourciller avant de basculer dans la guerre civile en 2011. Selon cette nouvelle « doctrine », la situation serait en voie de normalisation à Tripoli. Il serait donc normal de remettre les migrants entre les mains des autorités libyennes. Peu importe que, la semaine dernière encore, des règlements de comptes entre factions aient fait des dizaines, voire des centaines de morts à Tripoli. Peu importe qu’un sinistre marché aux esclaves y eût été filmé il y a quelques mois.

L’Aquarius était la mauvaise conscience de l’Europe, incapable de se mettre d’accord sur une stratégie collective pour faire face au drame humanitaire en Méditerranée. L’Aquarius empêché et désarmé, les responsables européens pourront mieux feindre d’oublier les indésirables qui se noient à proximité de leurs côtes. C’est indigne.