Des résidentes des régions anglophones du Cameroun arrivant à la gare routière de Buéa, en juillet 2018. / STRINGER / AFP

Au milieu d’un fatras de valises, matelas, gazinière, seaux et même placards, un petit garçon se fraye un chemin. Un œil sur lui, sa mère, Stella, rassure la famille. « Je vais venir. J’ai acheté mon ticket », répète-t-elle au téléphone. Il ne lui reste qu’à attendre son tour. Comme tous ceux qui se pressent à la gare routière de Buéa, dans le Sud-Ouest du Cameroun. Avec le Nord-Ouest, également anglophone, cette région traverse depuis deux ans une profonde crise politico-sociale et redoute l’élection présidentielle prévue le 7 octobre.

« Il y a trois jours, mes parents, mon compagnon sont partis. Moi, je ne voulais pas abandonner l’épicerie. C’est toute ma richesse. Aujourd’hui, je me rends à l’évidence : je mets en danger la vie de mon enfant en restant. C’est mon fils unique », soupire Stella, en partance pour rejoindre ses proches à Douala, la capitale économique.

Depuis une semaine, la rumeur d’une intensification des affrontements entre l’armée et les indépendantistes agite les esprits, entraînant des départs massifs. Ces séparatistes, qui veulent la sécession de la partie anglophone du Cameroun, ont sommé la population de boycotter le scrutin. Sur les réseaux sociaux, ils menacent de s’en prendre à quiconque défiera cet ordre et promettent de mener, « dès le 25 septembre », « une guerre contre l’armée d’occupation » camerounaise.

« Qui nous protégera ? »

D’après Amnesty International, la situation en zone anglophone est « de plus en plus désespérée ». En un an, 400 citoyens ont été tués, et à l’approche de la présidentielle l’ONG craint « une flambée de violence ». Comme Stella, de nombreux habitants ont préféré partir par peur de se « retrouver au milieu des tirs », « de manquer de nourriture » ou « de rester coincés ici alors que la situation empire ». Depuis le début de la crise, les grandes organisations internationales dénombrent entre 180 000 et 200 000 déplacés internes.

Les gouverneurs des deux régions ont bien tenté de rassurer la population, lui demandant de « faire confiance » aux forces de défense. Sans grand effet. Samedi 15 septembre, Bernard Okalia Bilaï, le gouverneur du Sud-Ouest, a été pris à parti après avoir demandé à une foule paniquée dans la gare de Buéa de « ne pas céder aux manipulations ». « Il est arrivé, protégé par des hommes armés jusqu’aux dents. Comment peut-il nous demander de rester ? Mais qui nous protégera dans la rue ou dans nos maisons contre ces mêmes militaires qui nous prennent pour des séparatistes et nous tuent ? » s’écrie un chauffeur.

« C’est le gouvernement qui a aggravé cette situation, renchérit un passager. Au début, les enseignants et les avocats ont manifesté pour réclamer leurs droits. Il a envoyé l’armée les fouetter et les emprisonner. L’armée a tué nos frères et brûlé nos villages. Maintenant, il est trop tard. »

Sur la route, militaires et policiers, encagoulés et bien armés, escortent des camions de billes de bois ou de produits brassicoles lancés à vive allure. Aux barrages, ils vérifient les cartes d’identité et fouillent les bagages. Un jeune homme est ainsi débarqué d’un véhicule pour que les forces de l’ordre contrôlent le contenu de son ordinateur. Faute de disposer du chargeur de l’appareil, le passager est retenu.

A Limbé, ville balnéaire qui jadis attirait les touristes, les rues sont quasi désertes. Seuls quelques taxis rôdent, en quête de « courageux clients ». « Avant, les élèves étaient notre principale clientèle le matin. Mais il n’y a plus d’école », déplore Peter, les mains crispées sur le volant. Depuis le début de la crise dans les deux régions anglophones, de nombreux établissements scolaires ont été brûlés ou attaqués. La plupart des parents ont préféré déscolariser leur progéniture.

Pour la rentrée, quelques écoles ont ouvert, bravant le danger. Pour peu de temps : face à la menace, elles se sont déjà vidées. Au Saker Baptist College à Limbé, l’un des plus prestigieux établissements en zone anglophone, ouvert en 1962, les parents « affolés » sont venus récupérer plus de 500 élèves. « Ils ne pouvaient mettre la vie de leur enfant en danger. Je les comprends, explique l’une de ses responsables. Ils ont dit qu’ils allaient apprécier la situation et revenir après les élections, une fois le calme réinstallé. »

« J’ai peur de tout le monde, même de mon frère »

Dans ce contexte de peur et de fuite massive, l’élection présidentielle pourra-t-elle vraiment se dérouler le 7 octobre en zone anglophone ? Le directeur général d’Elections Cameroon (Elecam), l’instance chargée d’organiser le scrutin, martèle régulièrement à la presse que celui-ci aura bien lieu. A la représentation régionale d’Elecam à Buéa, de nombreux employés qui ont envoyé leur famille « en lieu sûr ailleurs » sont loin de partager cet optimisme. On y parle plutôt de « mission suicide ».

Un responsable départemental de l’organisme a été tué. Un autre kidnappé pendant plus de deux semaines avant d’être libéré. Tout cela a aggravé la panique. D’après une source interne, certains employés ont même abandonné maison et voiture, de peur d’être piégés ou tués.

« Nous sommes en guerre et j’ai peur de tout le monde, même de mon propre frère. Allez savoir s’il n’est pas sympathisant des séparatistes… Ces gens-là sont convaincus qu’ils ne sont plus Camerounais et qu’il n’y aura pas d’élection chez eux », confie une source. Et d’ajouter : « Les balles font fuir les électeurs. » Elles ont aussi relégué au fond des tiroirs les CD préparés pour la campagne. Un des musiciens ayant prêté leur voix pour appeler les habitants au vote est désormais menacé de mort par les sécessionnistes.

A deux semaines du scrutin, les villages bordant la route, comme Etonna Town, se suivent et se ressemblent : maisons et boutiques fermées, rues désertes, véhicules incendiés. « Vous pensez que ces gens qui ont tout perdu ont eu le temps d’emporter leur carte d’électeur ? Et même s’ils l’avaient prise, pensez-vous qu’ils auront le cœur à voter ? » interroge avec tristesse Awa, une commerçante réfugiée à Limbé.