La police allemande déployée devant l’hôtel Adlon, avant la visite de Recep Tayyip Erdogan, le 27 septembre à Berlin. / FABRIZIO BENSCH / REUTERS

Normaliser la relation entre Berlin et Ankara : telle est la priorité du président turc, Recep Tayyip Erdogan, attendu pour une visite d’Etat controversée en Allemagne, de jeudi 27 à samedi 29 septembre. « Cette visite a pour objectif de mettre définitivement fin à la période [de tensions] traversée par nos relations bilatérales ces dernières années », a-t-il indiqué, dimanche 23 septembre, avant de s’envoler vers New York pour la 80e session de l’Assemblée générale des Nations unies. « Notre devoir est d’entretenir nos relations avec sagesse, et sans nous laisser guider par des peurs irrationnelles », a-t-il précisé, à la veille de son arrivée en Allemagne, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung.

Dix-huit mois après avoir qualifié les dirigeants allemands de « nazis » en raison de leur refus d’autoriser la tenue de meetings électoraux outre-Rhin avant le référendum constitutionnel turc du 16 avril 2017, M. Erdogan semble revenu à de meilleurs sentiments. Ulcéré par le manque d’empathie des capitales occidentales au moment du putsch du 15 juillet 2016, le président turc leur en avait gardé une rancune tenace. Désormais, il veut passer l’éponge. Ses diatribes enflammées contre l’Allemagne et ses dirigeants ont cessé.

Reçu en grande pompe par le président allemand Frank-Walter Steinmeier, qui donnera un dîner d’Etat en son honneur, vendredi 28 septembre, M. Erdogan voit dans ce déplacement l’occasion de rehausser son prestige. Sa visite, qui intervient alors que l’UEFA doit dire, jeudi, qui de l’Allemagne ou de la Turquie accueillera l’Euro 2024 de football, a surtout lieu à un moment crucial pour la Turquie, laquelle, confrontée à une crise diplomatique d’ampleur avec les Etats-Unis, se retrouve menacée d’isolement et donc plus encline à resserrer ses liens avec ses partenaires européens.

Le « dégel » loin d’être acquis

Regagner la confiance des investisseurs est l’autre priorité de M. Erdogan. Au moment où l’économie turque est promise à la récession, la devise ayant perdu 40 % de sa valeur par rapport au dollar et à l’euro depuis le début de l’année 2018, il convient de retrouver les bonnes grâces de Berlin, le principal partenaire commercial de la Turquie au sein de l’Union européenne.

M. Erdogan se sent fort. Samedi 29 septembre, il inaugurera la mosquée de Cologne, la plus grande d’Europe, dont la construction a été financée par l’Union turco-islamique des affaires religieuses, une branche de la direction des affaires religieuses du gouvernement turc. En 2017, plusieurs imams de cette organisation avaient été scrutés par les services allemands qui les soupçonnaient de s’intéresser d’un peu trop près aux mouvements de personnes présumées être des soutiens de Fethullah Gülen, l’instigateur, selon Ankara, du coup d’Etat manqué de juillet 2016.

Pour autant, le dégel « définitif » voulu par M. Erdogan est loin d’être acquis. Des contentieux demeurent, dont le maintien en prison de plusieurs binationaux accusés par les autorités turques de collusion avec des organisations « terroristes », le mouvement de l’imam Fethullah Gülen et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Une prisonnière en appelle à Angela Merkel

Parmi ces prisonniers détenus sur la foi d’accusations fantaisistes, se trouve la chanteuse germano-irakienne Saide Inac (Hozan Cane de son nom de scène). Arrêtée, en juin, par la police turque à Edirne (Thrace orientale), après avoir chanté lors d’un meeting du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, prokurde), elle est accusée d’appartenance au PKK et risque plusieurs années d’emprisonnement alors que son dossier d’accusation est mince : il ne comporte que ses interventions sur les réseaux sociaux. A la veille de la visite du président turc, la chanteuse a rédigé depuis sa cellule un appel à l’aide à la chancelière Angela Merkel, évoquant ses difficiles conditions de détention.

Frank-Walter Steinmeier, qui a servi de médiateur pour la libération, survenue en février, du journaliste binational Deniz Yücel, le correspondant de Die Welt incarcéré pendant plus d’un an en Turquie sans mise en examen, pourrait être tenté d’aborder le sujet du recul de l’Etat de droit avec son homologue turc.

Hormis les sujets qui divisent, ceux qui rassemblent seront abordés, notamment l’accord sur les migrants, la coopération sécuritaire, ainsi que la recherche d’une solution en Syrie afin d’éviter un nouvel afflux de réfugiés.

Une « visite d’Etat » critiquée

Depuis qu’elle a été annoncée, en juillet, la venue de M. Erdogan a suscité de vives critiques en Allemagne, de nombreux responsables politiques estimant que son format – non pas celui d’une simple « visite officielle » mais celui d’une « visite d’Etat », avec honneurs militaires et dîner au Château Bellevue, la résidence du président de la République, au cœur de Berlin – est inadapté.

Pour cette raison, plusieurs d’entre eux ont d’ailleurs annoncé qu’ils boycotteraient le dîner d’Etat offert par M. Steinmeier, vendredi soir. D’autres, à l’inverse, ont fait savoir qu’ils s’y rendraient, en dépit de l’aversion qu’ils éprouvent pour M. Erdogan. C’est notamment le cas du député Cem Özdemir, l’ancien président du groupe écologiste au Bundestag, d’origine turque. « M. Erdogan doit se faire à l’idée qu’en Allemagne, l’opposition participe à la vie politique et n’est pas, comme en Turquie, en prison ou réduite au silence. Ma présence doit lui rappeler qu’il est à la tête d’un régime de non-droit en Turquie », a déclaré M. Özdemir au quotidien Die Welt, en début de semaine.

Mme Merkel, elle non plus, n’assistera pas au dîner d’Etat offert à M. Erdogan. Annoncée, lundi, par le Spiegel, cette absence a été confirmée par la présidence de la République. Celle-ci en a toutefois minimisé la portée politique, rappelant que la chancelière allemande n’est pas systématiquement présente aux dîners d’Etat offerts aux hôtes étrangers à Berlin, comme ce fut le cas par exemple, en juillet 2017, lors de la venue du président chinois Xi Jinping. A défaut de dîner ensemble, M. Erdogan et Mme Merkel auront deux occasions de se parler, vendredi midi, lors d’un déjeuner, puis samedi matin, à l’occasion d’un petit-déjeuner, deux rendez-vous qui se tiendront à la chancellerie.

Un dispositif de sécurité exceptionnel – comparable à celui mis en place pour la dernière venue de Barack Obama en tant que président des Etats-Unis, en novembre 2016 – est prévu pour cette visite d’Etat, à l’occasion de laquelle une partie du centre de Berlin sera fermé à la circulation, notamment autour de l’hôtel Adlon, en face de la porte de Brandebourg, où le président turc doit loger. Plusieurs manifestations anti-Erdogan sont également prévues, la principale devant se tenir vendredi après-midi, entre la porte de Brandebourg et la colonne de la Victoire, non loin de la chancellerie et de la présidence de la République.