Le 24 septembre, au large de la Libye à hauteur de la ville de Khoms. Ici un canot de secours autogonflable lancé la veille au soir par voie aérienne par les militaires italiens est retrouvé par l'équipage de l'« Aquarius ». / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Blog « A bord de l’Aquarius ». Drôle de dérive que celle de l’Aquarius. Depuis mardi 25 septembre, le navire humanitaire de Médecins sans frontières (MSF) et SOS Méditerranée fait des ronds dans l’eau, à quelques milles marins de la côte maltaise. Parce que l’île ne souhaite pas accueillir le bateau dans son port, l’équipage attend une météo plus clémente pour pouvoir réaliser dans les eaux internationales le transfert des 58 migrants secourus en mer vers un navire maltais.

Alors qu’on aperçoit le rivage européen au loin, les humanitaires essayent de gérer l’attente à bord, au milieu d’une mer houleuse. Jeudi, un ménage rudimentaire a été fait sur le pont arrière du bateau, où certains hommes dorment depuis une semaine déjà, tandis que les femmes ont pu prendre une douche rapide, la première depuis deux jours.

Empêché de débarquer dans les ports européens, bientôt sans drapeau – le Panama a décidé de révoquer son pavillon –, l’Aquarius est, en outre, marginalisé dans sa zone de patrouille, la zone de recherche et de sauvetage au large de la Libye, la route migratoire la plus meurtrière. C’est là que depuis sa première mission, en février 2016, le navire a porté secours à plus près de 30 000 migrants.

Cette année, au moins 1 260 personnes ont perdu la vie en essayant de relier l’Europe par cette route, selon l’organisation internationale pour les migrations. Elles sont près de 15 000 à s’y être noyées depuis quatre ans.

Les risques de mourir ont été décuplés cette année, sous l’effet de la raréfaction des moyens de secours. Les navires d’ONG, qui ont représenté jusqu’à 40 % des efforts de sauvetage, ont déserté la zone, la plupart étant bloqués à quai à Malte ou dissuadés d’agir face à la fermeture des ports italiens et maltais. L’Aquarius était depuis le 18 septembre et, jusqu’à mardi matin, le seul navire humanitaire encore présent au large du pays.

Mais les autorités maritimes libyennes ne l’ont jamais sollicité alors que plusieurs embarcations de migrants ont été signalées en détresse pendant cette période. Les deux derniers sauvetages auxquels le navire a procédé, les 20 et 23 septembre, ont été permis grâce à une veille à la jumelle pour le premier, et, pour le second, à un signalement par l’association Alarm Phone, qui reçoit des appels de détresse. En dehors, donc, de toute coordination ou sollicitation des autorités maritimes libyennes.

« Personne ne nous contacte » ; « On nous laisse dans le noir » ; « On ne nous répond pas »… Sur la passerelle de l’Aquarius, Nick Romaniuk, responsable des opérations de recherche et de sauvetage pour SOS Méditerranée, s’est battu contre des moulins à vent.

« This is “Aquarius”, this is “Aquarius” »

Lundi 24 septembre, en fin de journée, un bateau en détresse avec une cinquantaine de personnes à son bord avait été signalé par un avion de patrouille européen. L’Aquarius a changé de cap pour se rendre sur place, près des plates-formes pétrolières offshore au large de la villle de Sabratha, à plus de 50 milles nautiques de sa position.

Par téléphone et par radio, Nick Romaniuk a essayé de joindre les autorités maritimes libyennes. Depuis le mois de juin, elles sont considérées par l’Organisation maritime internationale comme compétentes dans la zone pour coordonner les secours en mer. Jusque-là, c’était l’Italie qui assurait cette mission : « A l’époque, tous les moyens possibles étaient envoyés pour empêcher que les gens se noient, se souvient Nick Romaniuk. Dès qu’un bateau se trouvait en détresse, les Italiens le signalaient à tous les navires environnants. Gardes-côtes, navires militaires, forces européennes, ONG, on travaillait côte à côte dans une parfaite coopération. »

Le 23 septembre, de jeunes rescapés libyens s'endorment sur le pont principal de l'« Aquarius ». La prise en charge a pu se faire après une négociation mouvementée avec les gardes-côtes de Tripoli. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

« Libyan coast guards, libyan coast guards, this is Aquarius, this is Aquarius. » Nick Romaniuk appelle, désormais, dans le vide. « Il n’y a aucune coordination et cela retarde les secours, explique-t-il. Normalement les Libyens auraient dû envoyer un message d’alerte à tous les navires pour signaler l’embarcation en détresse, mais ils ne le font pas. Là, je ne sais pas qui se rend sur place, donc on y va. »

Quelques heures plus tard, faute de parvenir à joindre les Libyens, l’Aquarius contacte les autorités maritimes italiennes. « Ils nous disent que les Libyens ont conduit l’opération de sauvetage, mais nous avons entendu sur la radio un navire marchand dire qu’il avait les migrants sur son pont, rapporte-t-il. Je ne comprends pas la situation. »

« On nous empêche de secourir les gens »

Nick Romaniuk finit par établir un contact radio direct avec le navire de ravitaillement de plate-forme pétrolière qui a secouru les migrants. « Nous avons des médecins, des infirmières et une sage-femme dans nos équipes, l’informe l’humanitaire. Si vous avez besoin, nous pouvons vous assister immédiatement. »

Le bateau de ravitaillement poursuivra sa route. « Ils vont remettre les personnes secourues à la Libye, ce qui est illégal, enrage Nick Romaniuk. Ce n’est pas un port sûr de débarquement, comme l’exigent les conventions maritimes internationales. » Le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) des Nations unies a encore rappelé en septembre que les migrants ramenés en Libye risquaient de « graves maltraitances ».

« On nous empêche de secourir les gens à cause de pressions politiques européennes alors que nous disposons d’équipes compétentes et de tout le matériel », martèle Nick Romaniuk. Dimanche 23 septembre, après avoir secouru 47 personnes dans une barque en bois, l’Aquarius a carrément été sommé par les gardes-côtes libyens de quitter sa zone de patrouille.

Alors qu’il faisait route vers le Nord depuis plusieurs heures, plus tard dans la journée, il a reçu un message d’urgence des autorités maritimes italiennes, « de la part des Libyens », demandant à tous les navires de dévier leur route pour porter assistance à une centaine de personnes à bord d’une embarcation pneumatique en train de couler, au large de la ville de Khoms. En arrivant sur place, à l’aube, les gardes-côtes libyens étaient déjà intervenus et avaient intercepté 190 personnes à bord de deux bateaux dans cette zone.

Le 24 septembre, au large de la Libye à hauteur de la ville de Khoms. A cet endroit, une embarcation en détresse avait été signalée, dimanche, avec une centaine de personnes à son bord. / SAMUEL GRATACAP POUR LE MONDE

Depuis 2016, l’Europe et l’Italie financent le renforcement des capacités des gardes-côtes libyens. Une aide qui passe par un effort de formation et un soutien matériel (réparation des patrouilleurs, fourniture de moyens d’équipement et de communication…), à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros. L’Aquarius veut secourir des gens qu’on s’évertue à lui dérober. Un Don Quichotte lesté de plomb.

« Le Monde » à bord de l’« Aquarius »

Ils sont moins nombreux à tenter la traversée de la Méditerranée mais les chances d’y périr sont décuplées. Alors que l’Europe se déchire sur l’accueil des migrants, près de 1 600 personnes sont mortes cette année en voulant la rejoindre. En 2016, Le Monde embarquait sur l’Aquarius, navire humanitaire des ONG SOS Méditerranée et Médecins sans frontières (MSF), pour raconter une campagne de sauvetage.

En septembre 2018, nous remontons à bord pour témoigner de cette mer de plus en plus meurtrière.