Le président de l’Erythrée, Isaias Afwerki (à droite), accueilli le 14 juillet 2018 par le premier ministre de l’Ethiopie,  Abiy Ahmed, pour sa première visite à Addis-Abeba depuis vingt-deux ans. / Mulugeta Ayene / AP

L’année 2018 est cruciale à bien des égards pour la Corne de l’Afrique. La rapide pacification des relations entre l’Ethiopie et l’Erythrée aura surpris même les observateurs les plus avertis. Des discussions étaient certes en cours depuis quelques mois, mais une telle accélération de l’histoire régionale était alors jugée impensable. Le conflit, vieux de vingt ans, était au cœur de l’instabilité régionale. Chaque protagoniste entendait déstabiliser l’autre en soutenant des groupes armés.

Ces événements marquent un changement de vitesse historique qui impulse une profonde reconfiguration régionale. Comment expliquer un si brusque renversement ?

L’internationalisation de la mer Rouge

La dynamique globale dans laquelle s’inscrit la Corne de l’Afrique donne un premier élément de réponse. Nous assistons depuis plusieurs mois à une internationalisation de la mer Rouge. La sécurisation de cet espace maritime est vitale pour la Chine mais aussi pour le Japon et les pays de l’Union européenne.

Ainsi, la région est devenue une étape essentielle du projet chinois de « Nouvelles routes de la soie » en Afrique. La République populaire de Chine s’est installée militairement à Djibouti afin d’offrir à ses navires une facilité portuaire sûre. La présence chinoise a également entraîné un renforcement de celle des Etats-Unis, déjà sur place dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

De même, depuis quelques années les pays du Golfe ont amplifié leur influence dans la région, notamment en raison de la guerre qu’ils mènent au Yémen. Les Emirats arabes unis sont ainsi présents en Erythrée, et l’Arabie saoudite souhaiterait obtenir une base à Djibouti.

A tous ces facteurs s’ajoute une véritable bataille pour le contrôle des ports de la région. Trois axes d’influence se dessinent : un bloc de pays du Golfe (Arabie saoudite, Emirats arabes unis) alliés à l’Egypte ; le Qatar et la Turquie ; et enfin l’Iran. Ainsi, l’alliance entre l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l’Egypte est soutenue par les Etats-Unis et a travaillé à une normalisation régionale plus propice à leurs intérêts.

Les contraintes nationales en Ethiopie

Par ailleurs, des contraintes nationales rejoignent ces ambitions exogènes. En effet, l’Ethiopie est en proie à une contestation sociale depuis plus de trois ans. Le nouveau premier ministre réformateur souhaite mener de front l’ouverture du pays et son repositionnement régional. Dans cette perspective, l’état d’urgence a été levé, les opposants ont été libérés et des réformes de libéralisation du régime ont été lancées.

Malgré une des plus fortes croissances économiques du continent, le pays subit une crise monétaire importante. La stabilité de sa monnaie a été assurée de justesse par un versement de 3 milliards de dollars des Emirats arabes unis. Les facteurs économiques ont donc été décisifs dans la nécessité de conclure la paix avec l’Erythrée.

Deux femmes venues d’Erythrée célèbrent la réouverture de la frontière avec l’Ethiopie, le 11 septembre 2018. / Stringer/AFP

De plus, les Tigréens, au pouvoir à Addis-Abeba depuis le début des années 1990, représentent une minorité contestée par le reste des Ethiopiens. Pourtant, les populations tigréennes du nord, à la frontière avec l’Erythrée, veulent un accord car leur région étouffe économiquement. L’armée éthiopienne est également dominée par des Tigréens. Le nouveau premier ministre a donc procédé à des nominations pour affaiblir cette influence. La normalisation des relations avec l’Erythrée est un moyen de réduire l’importance de l’armée dans la politique intérieure éthiopienne.

L’obstination payante de l’Erythrée

En Erythrée, la situation est plus difficile à évaluer. Le pays est isolé depuis le refus éthiopien d’appliquer l’accord de paix signé à Alger le 18 juin 2000. Cet accord prévoyait la mise en place d’une commission frontalière, chargée de délimiter et démarquer la frontière, sur la base des traités coloniaux de 1900, 1902 et 1908. La décision avait été acceptée par avance par les deux parties comme étant définitive et contraignante. En 2002, la commission arbitrale reconnaît la souveraineté de l’Erythrée sur Badme, ville au cœur du conflit frontalier. L’Ethiopie, qui avait militairement gagné la guerre, refusa finalement cette décision et décida de laisser ses troupes sur place.

Cette non-reconnaissance de la décision arbitrale explique la radicalisation du régime érythréen jusqu’à aujourd’hui. Le processus de paix est resté en panne près de vingt ans et l’Erythrée reproche à la communauté internationale de n’avoir rien fait à l’encontre de l’Ethiopie pour la forcer à appliquer la décision de la cour arbitrale. En 2002, l’Ethiopie apparaît comme étant le vainqueur militaire. En refusant d’appliquer la décision, elle a tenté de gagner politiquement sur son voisin.

Ce bras de fer s’est fait avec le soutien américain dans un contexte de « guerre globale contre le terrorisme ». Pourtant, l’obstination du régime érythréen semble avoir payé et cela peut aujourd’hui lui permettre de justifier, a posteriori, sa radicalité vis-à-vis de sa population. Sur le plan extérieur, l’Erythrée a fait des concessions militaires aux pays du Golfe dans le cadre de leur guerre au Yémen. Cela a permis de rompre son isolement économique et diplomatique et il était donc inévitable pour le régime d’accepter de négocier avec l’Ethiopie.

Des pays du Golfe courtisés

Les gouvernements éthiopien et érythréen n’ont pas décidé seuls de la direction que devrait prendre leur relation. Chaque dirigeant a rencontré les responsables émiratis à plusieurs reprises avant, pendant et après le processus de réconciliation.

Pour faire face à la crise économique et surmonter leurs dettes, les Etats de la région ont courtisé les pays du Golfe en leur offrant une loyauté politique et un accès aux ressources naturelles. En soutenant le processus de réconciliation, les pays de la péninsule arabe et les Etats-Unis ont renforcé leur influence sur la région. L’influence extérieure est donc à l’origine de la paix entre ces frères ennemis.

Cela nous invite à un optimisme prudent. Cette paix importée sera-t-elle durable ? Un retour à la violence n’est pas exclu. Des heurts ont éclaté en Ethiopie et il est difficile d’imaginer un tournant démocratique en Erythrée. Les mots de Daniel Halevy reflètent un sentiment régional : « L’espérance [y] est devenue une vertu. »

Sonia Le Gouriellec est maître de conférences à l’Université catholique de Lille.

Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.