Dans le bidonville de Kamwokya, à Kampala, où le chanteur et député d’opposition ougandais Robert Kyagulanyi, alias Bobi Wine, a grandi. / Armel-Gilbert Bukeyeneza

Pas de routes. Juste quelques sentiers cahoteux coupés de loin en loin par des ruisseaux d’eaux usées. L’asphalte n’a jamais trouvé le chemin de Kamwokya, le ghetto le plus emblématique de Kampala, capitale de l’Ouganda. Un îlot de bicoques plantées au milieu d’un champ, au pied d’un quartier cossu. Le lieu n’est pas beau, mais il est célèbre. C’est le fief du chanteur et député Robert Kyagulanyi, plus connu sous son nom de scène : Bobi Wine.

En ce jour de fin septembre, une semaine après le retour des Etats-Unis du plus célèbre des opposants au président ougandais Yoweri Museveni, ce champ planté de maisons ressemble à un quartier de haute sécurité. Des militaires, visière baissée, regard sévère, y patrouillent en permanence. Dans ses semblants de ruelles, aux cabanes sans latrines, il faut parfois s’arrêter de respirer ou détourner les yeux, par-delà la désolation du lieu, le quartier vit à l’heure du « président du ghetto ».

Si une ombre de peur flotte sur les visages, elle s’efface à la mention du nom de « Bobi ». Ces quatre lettres ravivent sourires et espoirs. « C’est notre fils », s’exclame Bety, jeune veuve de 22 ans.

« Il va parler pour nous »

Bobi Wine avait quitté le pays le 31 août pour les Etats-Unis afin de s’y faire soigner. Il dit avoir été battu et torturé par la police ougandaise durant sa détention provisoire, ce que les autorités démentent. Depuis son élection à l’Assemblée nationale, en 2017, Robert Kyagulanyi, 36 ans, s’est imposé comme le porte-parole de la jeunesse ougandaise et virulent détracteur du chef de l’Etat. En août, il avait été arrêté puis inculpé pour « trahison » après le caillassage du convoi du président.

Le député-chanteur a été la figure symbolique des luttes contre une taxe controversée sur les réseaux sociaux et la réforme constitutionnelle supprimant la limite d’âge pour être candidat à la présidentielle, dont l’adoption, en décembre 2017, donne à Yoweri Museveni la possibilité de se maintenir au pouvoir. Depuis l’épisode estival, sa popularité a encore crû. Notamment dans son quartier.

A Kamwokya, pourtant, la désolation est quotidienne. Sans emploi, Bety vit avec sa belle-mère, et ici beaucoup sont dans la même situation. « Je n’ai pas de travail parce que je n’ai pas d’éducation. Mais je ne suis pas allée à l’école parce qu’il n’y en a pas ici », soupire celle qui veut croire que « les choses vont changer avec Bobi, parce qu’il va parler pour nous ». « Je suis prête à aller dans les rues, devant la police et l’armée qui nous pourchassent, pour le soutenir. Je n’ai pas peur », assure-t-elle d’une voix mêlant joie et colère.

Non loin de chez Bety, un des bâtiments les plus présentables du ghetto capte l’attention. Sur la façade, des graffitis, une tête en train de fumer – de l’herbe, apparemment. Ce lieu, c’est Fire Records, le studio d’enregistrement de Bobi Wine. Sabati, un de ses lieutenants, tue le temps, prêt à discuter aussi bien de politique que de musique. Difficile, d’ailleurs, de savoir s’il parle ou s’il rappe, tant son phrasé est rythmé. « Bobi Wine au Parlement permettra aux ghettos, qui sont nombreux, d’avoir accès aux services sociaux de base comme l’éducation et la santé », scande-t-il sur un rythme afrobeat. De ça, il est sûr. Bobi, c’est le seul qui peut transformer la poussière en or, ou au moins en vie acceptable. Un gars d’ici capable de redonner de la dignité aux gens du quartier. Mais pas seulement.

Une longueur d’avance

Pour le politologue ougandais Golooba Mutebi, « ceux qui croient que le phénomène Bobi Wine se limite à Kampala se trompent. Dans les campagnes, l’accès à Internet est faible, certes, mais les gens écoutent la radio, les journaux arrivent. Ce jeune opposant est en train de gagner les cœurs ougandais qui ont soif de changement ». Connu pour ses chansons engagées, Bobi Wine se mue en idole des plus démunis, de tous ceux qui accusent le régime d’être responsable de leur misère. Il porte l’espoir des jeunes fatigués de n’avoir connu qu’un seul président, au pouvoir depuis 1986.

Pour lui ou pour un autre, la tâche sera immense dans un Ouganda où, selon la Banque mondiale, 41,6 % de la population vivait en 2016 avec moins de 1,90 dollar (1,60 euro) par jour. Le chômage gangrène les villes et sera lui aussi au cœur des élections de 2021, une échéance qui hante déjà les esprits.

On se demande à voix haute si Bobi Wine sera candidat. Golooba Mutebi, lui, estime que le chanteur a une longueur d’avance sur les autres opposants au chef de l’Etat. « Il est en train de réussir sans parti politique ni structure d’aucune sorte, là où l’opposition classique a échoué. Il sait galvaniser et rassembler l’opinion publique », explique cet analyste, avant de nuancer : « Yoweri Museveni a construit un système difficile à démanteler. Il est presque impossible à Bobi Wine de le battre seul. Il faut que les oppositions pensent à faire un front commun. » A Kamwokya, pourtant, on croit qu’avec « le président du ghetto », tout est possible.

Bobi Wine, le chanteur devenu député qui bouscule le président ougandais
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