Peter Boghossian et James Lindsay sont de petits farceurs. En 2017, ces deux Américains – le premier enseigne la philosophie à l’université d’Etat de Portland (Oregon), le second, titulaire d’un doctorat en mathématiques, est essayiste – avaient piégé la revue Cogent Social Sciences en lui faisant publier une pseudo-étude tendant à montrer que le pénis ne devait pas être considéré comme l’organe masculin de la reproduction mais comme une construction sociale. Au fil de cet article, que ses auteurs décrivirent ensuite comme « un papier de 3 000 mots d’inepties totales se faisant passer pour de l’érudition universitaire », on caricaturait certaines études de genre en expliquant notamment que le pénis était la source d’une culture du viol, y compris du viol de la nature, et donc en partie responsable du réchauffement climatique…

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Ce canular, assez facile car dirigé contre une revue de peu d’envergure, a donné des idées à Peter Boghossian et James Lindsay, qui ont décidé de pousser la farce un cran plus loin, avec l’aide d’Helen Pluckrose, la rédactrice en chef d’Areo. Cette revue en ligne a publié, mardi 2 octobre, un long article signé des trois comparses expliquant comment, depuis un an, ils étaient passés, avec un certain succès, à la phase industrielle du canular en sciences humaines et sociales, rédigeant vingt études bidon en l’espace de dix mois et les soumettant à des revues plus réputées que Cogent Social Sciences.

Les journaux ciblés publient essentiellement des travaux sur les questions du genre, de la sexualité, de l’identité ou de l’origine ethnique, un champ d’étude que Boghossian, Lindsay et Pluckrose estiment « corrompu », au sens où l’idéologie y aurait pris le pas sur la recherche de la vérité. Selon ce trio, ces disciplines sont gangrenées par une culture du « grief », c’est-à-dire une obsession à attribuer les discriminations dont souffrent certaines personnes (en raison de leur sexe, de la couleur de leur peau ou de leur orientation sexuelle) aux machinations d’un groupe dominant – les hommes blancs hétérosexuels, pour schématiser.

Les trois auteurs se sont donc glissés dans le moule qu’ils critiquent, s’imprégnant des notions, du vocabulaire et des codes de ces « études de grief » et flattant « les préconceptions idéologiques des éditeurs », comme l’écrivait le physicien Alan Sokal après son retentissant canular de 1996.

Seules six études rejetées

Le bilan de l’expérience est à la fois édifiant et inquiétant. Sur les vingt études en question, seulement six ont été rejetées. Sept autres ont été acceptées pour publication – quatre d’entre elles sont effectivement parues et trois autres étaient sur le point de l’être quand les auteurs sont sortis du bois –, et les sept dernières étaient en cours de révision/correction.

Les articles publiés flirtent souvent avec le grotesque. L’un d’eux met ainsi en scène une chercheuse inventée étudiant, dans les parcs canins, la culture du viol chez les chiens et se demandant s’il est possible de réduire les tendances aux agressions sexuelles des hommes en les dressant comme on dresse leurs compagnons à quatre pattes. L’étude a été publiée par Gender, Place & Culture et l’un de ses relecteurs a écrit à son sujet : « C’est un papier merveilleux, incroyablement novateur, riche en analyses et extrêmement bien écrit et organisé », etc. Autre exemple, une étude parue dans Sexuality & Culture, qui encourage les hommes hétérosexuels à s’introduire des godemichés dans l’anus pour faire baisser leur homophobie… Un des reviewers s’est enthousiasmé pour ce « travail », assurant qu’il s’agissait d’« une contribution incroyablement riche et passionnante à l’étude de la sexualité et de la culture, et en particulier l’intersection entre masculinité et analité ». Sic.

« Nous n’aurions pas dû pouvoir publier l’un de ces si mauvais articles dans un journal, encore moins sept », écrivent Boghossian, Lindsay et Pluckrose, qui soulignent à quel point le sacro-saint système de relecture par les pairs est inopérant dans ce domaine. Ils révèlent d’ailleurs avoir été sollicités à quatre reprises pour relire et évaluer les articles de véritables chercheurs. Ils ont décliné de le faire pour des raisons éthiques. Le compte rendu de leur canular dans Areo se termine par un appel « aux plus grandes universités à commencer un examen méticuleux de ces domaines d’étude (…) de façon à séparer les spécialistes et les disciplines qui produisent du savoir de ceux qui produisent du sophisme constructiviste ». Bref à renouer avec la méthode scientifique.

Reste à savoir quel impact réel ces révélations auront dans le monde universitaire. Sociologue au CNRS et lui-même coauteur d’un canular en 2015, Arnaud Saint-Martin s’avoue « partagé » quant au travail des trois Américains. « On sait qu’un certain nombre de disciplines sont infectées par du “bullshit”, dit-il. Ce qu’ils ont fait est très construit, avec une méthodologie où l’on teste un certain nombre de choses avec joie. Mais on peut se demander qui est l’adversaire, s’il est si puissant, si présent que cela. Ils ne donnent pas de noms, pas de départements universitaires, pas de colloques-phares… »

Autre interrogation : l’affaire ne risque-t-elle pas d’avoir des effets délétères sur les chercheurs qui travaillent sérieusement sur les discriminations ? « Il existe un anti-intellectualisme rampant aux Etats-Unis, et cela peut donner des arguments béton à l’“alt-right” », analyse Arnaud Saint-Martin. Quand on ose ce genre de canular pour redonner une santé à la science, on risque aussi d’aider ceux qui la combattent.