La journaliste du Monde Julia Pascual et le photographe Samuel Gratacap ont passé quinze jours à bord du navire de SOS Méditerranée, l’Aquarius, au large de la Libye. Ils ont répondu à vos questions.

Charles : Pourriez-vous nous expliquer le problème avec le pavillon ? Pourquoi le bateau ne pourrait pas, par exemple, battre pavillon français ?

Julia Pascual : Le problème avec le pavillon de l’Aquarius est le suivant : le navire humanitaire a perdu deux fois, en l’espace d’un mois, son pavillon. Il a d’abord été lâché par Gibraltar, puis par le Panama, alors qu’il réalisait sa mission de recherche et de sauvetage au large de la Libye. Dans un communiqué de presse, l’Etat d’Amérique centrale a justifié sa démarche, expliquant en particulier que l’Italie lui avait signalé que le bateau ne respectait pas le droit international. C’est donc une démarche essentiellement politique. Un pavillon est l’équivalent d’une plaque d’immatriculation pour une voiture. On ne peut pas naviguer sans.

Bertrand : Pourquoi a-t-on le sentiment qu’il n’y a pas de départ des côtes libyennes lorsque l’« Aquarius » n’est pas en mer ?

Julia Pascual : Peut-être ce sentiment est-il dû au fait que ces départs ne sont pas médiatisés, parce que les migrants sont interceptés par les gardes-côtes libyens, ou des navires commerciaux. Pour rappel, il y a eu environ 22 300 arrivées en Europe, de la Libye, en 2018, et environ 14 000 interceptions par les gardes-côtes libyens.

Edge : Pourquoi l’équipage de l’« Aquarius » n’est pas encore aux arrêts pour complicité de traite humaine, avec les passeurs ?

Julia Pascual : L’équipage n’est pas arrêté tout simplement parce qu’il ne se rend pas coupable de complicité de traite humaine. Il réalise des sauvetages en mer, de personnes en détresse, sous la coordination des autorités compétentes, à savoir presque exclusivement le centre italien de coordination des sauvetages en mer (MRCC Rome, de février 2016 à l’été 2018), et, depuis juin, le centre libyen de coordination des sauvetages (JRCC Tripoli), dont la compétence a été reconnue par l’Organisation maritime internationale.

Alex : Pourquoi le bateau va-t-il chercher les migrants si proche de la côte libyenne – car ce n’est plus du sauvetage en pleine mer dont on parle mais bien d’aller chercher les migrants à 20 km de la Libye ? Et pourquoi ces migrants sont ramenés en Europe et pas sur les côtes des pays africains proches (qui ne sont pas en guerre).

Julia Pascual : L’Aquarius patrouille au large de la Libye car les départs en mer ont lieu depuis les côtes libyennes. En revanche, l’Aquarius n’entre pas dans les eaux territoriales libyennes (de 0 à 12 milles marins). Il reste même au-delà de 24 milles marins de la Libye, soit l’équivalent d’environ 44,5 kilomètres.

Bertrand : Si l’« Aquarius » restait vraiment au-delà des limites des eaux territoriales libyennes, comment se fait-il qu’il y ait des accrochages avec les gardes-côtes ?

Julia Pascual : Parce que les gardes-côtes interviennent au-delà de leurs eaux territoriales.

Allie : Y a-t-il une collaboration ou un dialogue quelconques entre l’« Aquarius » et les gardes-côtes libyens ? Ont-ils été amenés à collaborer ?

Julia Pascual : Oui, tout à fait. Depuis que les autorités maritimes libyennes ont été reconnues comme étant compétentes dans les eaux internationales au large du pays – c’est-à-dire dans ce qu’on appelle la « zone de recherche et de sauvetage » – l’Aquarius prend attache avec les Libyens dès qu’il a connaissance de la présence d’une embarcation en détresse. Pour les informer et les laisser coordonner. Cependant, dans le blog « A bord de l’Aquarius », nous relatons une altercation assez virulente entre l’Aquarius et les Libyens.

Pascal : Combien de migrants a « déposé » l’« Aquarius » ? Cette question pour voir le ratio entre les arrivées et la participation du bateau ?

Julia Pascual : En septembre, l’Aquarius a porté secours à cinquante-huit personnes. En août, lors de sa précédente mission, il en avait secouru cent quarante et une.

MarieM : Que ressentez-vous après quinze jours passés sur l’« Aquarius » en tant que journaliste, et citoyenne ? Est-il possible de prendre une distance professionnelle, et si oui comment gérez-vous cette prise de distance ?

Samuel Gratacap : Je suis venue avec beaucoup d’interrogations. Ces quinze jours à bord de l’Aquarius m’ont permis d’y répondre en partie, de poser mon regard sur le travail des humanitaires et de comprendre les trajets des personnes secourues.

liolio : Comment était l’ambiance sur le bateau, lors du transbordement aux autorités maltaises ?

Samuel Gratacap : L’ambiance était assez troublante : cinq jours d’attente dans les eaux internationales, puis ce vaisseau des gardes-côtes qui arrive avec des hommes vêtus de combinaisons, de gants en plastique et de masques. Du côté des personnes secourues, l’incertitude aussi.

Elise Bérimont : M. Gratacap, pensez-vous que l’image puisse restituer une part de la complexité de leur parcours, de ce qui se joue là et si oui pourquoi ?

Samuel Gratacap : J’ai tenté de restituer au mieux la mission de l’Aquarius en réalisant des photographies des sauvetages, mais aussi en documentant la vie quotidienne à bord, les portraits des humanitaires, les à-côtés. Les parcours sont complexes et ce sont surtout les moments de tensions et d’attente qui m’ont inspiré.

Trachox : Pensez-vous vraiment que les personnes concernées auraient entrepris ce voyage sur une coque de noix s’ils n’avaient pas eu l’espoir de tomber sur l’« Aquarius » ou autre ? Dans ce cas, le navire participe bien à l’appel d’air et aux naufrages constatés lorsqu’il n’est pas là. Enfin, si la Libye est reconnue compétente pour sa ZRS (par qui ?), elle l’est pour la coordination des secours et donc pour la désignation du port de débarquement. Soit on joue la carte juridique, soit éthique, mais on ne mélange pas les deux, pour éviter la confusion.

Julia Pascual : Compte tenu du nombre de morts en Méditerranée centrale, on peut difficilement avancer l’idée que des gens prennent la mer en comptant sur le fait d’être secourus. Près de 15 000 personnes se sont noyées depuis 2014 sur cette route migratoire, qui est la plus meurtrière dans le monde. Le nombre de traversées n’est pas corrélé à la présence de bateaux (humanitaires ou autres) dans la zone. L’opération Mare Nostrum, menée en 2014 par la marine italienne et qui a secouru 170 000 personnes en un an, par exemple, n’a pas eu d’incidence sur les départs.

Pour la deuxième partie de la question, la Libye est compétente pour coordonner les secours (dixit l’OMI) mais elle n’est pas un port sûr (dixeunt le HCR, l’OIM et tout récemment le ministre des affaires étrangères italien). C’est un des paradoxes de la situation actuelle à mon sens, mais ce n’est pas une opposition entre le droit et l’éthique.